mardi 16 février 2010

LES OUBLIES DE L’ART EN EXIL Expressions artistiques des exilés républicains espagnols Dans les camps de regroupement français De 1939 à 1945.

PERUCHA EGUREN Eukene
peukene@yahoo.fr
2006


Sous la direction de Solange Vernois et de Stéphane Michonneau ainsi que l'appui à Barcelone de Teresa Camps

Université de Poitiers, UFR Sciences Humaines et Arts
Département histoire de l’art contemporain.
Primera etapa: el destierro: ser desterrado, arrancado a su tierra
Segunda etapa: el exilio: estar sin raíces, fuera, pertenecer a ningún lado,
ni a lo que dejo detrás, ni al nuevo lugar que se encuentra.
El exilio ya queda incorporado para toda la vida.
« El dolor del exilio » Emilia de Zuleta



Première étape : le bannissement : être banni, arraché à sa terre
Seconde étape : l’exil : être sans racines, en-dehors, appartenir à nulle part,
ni à ce qu’il a laissé derrière lui, ni au nouveau lieu où il se trouve.
L’exil reste en soi pour toujours.






En entendant ces quelques mots, j’ai voulu comprendre, saisir pourquoi je pensais à ma mère, à ma grand-mère. Pourquoi j’avais l’impression qu’ils résumaient ce que je me représentais de leurs vies. Pourquoi j’ai toujours eu l’impression qu’elles n’avaient jamais été à leur place.
Le sort de l’exilé est celui d’être oublié.
Dès lors qu’il franchit la frontière de ce qui représentait sa patrie, son pays, jeté sur les routes, traversant les montagnes, les mers, il est rayé de la carte. Il n’existe plus. On peut alors l’identifier, selon différents cas de figure, par des termes comme l’exilé, le réfugié, l’immigré, le banni, l’expatrié, l’expulsé ; actuellement il recevrait le nom de « déplacé » selon le HCR, le Haut Commissariat aux Réfugiés des Nations Unies.
Pour pouvoir saisir ce que fut en particulier l’exil massif de ces quelques 470 000 exilés républicains espagnols, au lendemain de la victoire des nationalistes en 1939, il faut s’armer de toutes les approches que peuvent nous fournir les sciences humaines. Il n’existe pas un exil mais des exils. Chaque individu vit l’exil à sa manière avec sa propre histoire. De plus, l’exil est en perpétuel changement. Il évolue, se reconstruit. Son évocation déchaîne encore les passions de part et d’autre des frontières.

Ce travail de mémoire propose à travers un type de source particulier, le témoignage iconographique, un regard sur la vie dans les camps pour ces milliers de réfugiés et en particulier pour les auteurs des dessins et peintures retrouvés. Ce travail ne se présente pas comme une étude exhaustive sur la production artistique dans les camps, il offre simplement quelques pistes de lecture possible de l’action de création dans un camp. Ce mémoire se trouve à la frontière entre différentes disciplines des sciences humaines parce qu’il me semblait impossible d’envisager une telle étude sous l’unique regard artistique. Parce que l’exil est une réalité multiple, il ne peut être abordé cette étude sous un unique angle artistique, historique, sociologique ou psychologique sans en mutiler le sens.

La première difficulté rencontrée au cours de ce travail a été celle de déterminer la nature et le lieu de conservation des sources. De quel côté de la frontière les trouver? Ces artistes, qui pour la plupart ont connu les camps, étaient encore trop jeunes avant la guerre pour avoir été reconnus en Espagne. Ils sont donc partis en exil sans avoir marqué la scène artistique espagnole. En Espagne, très peu de documents attestent de leurs activités. Une fois la frontière passée, l’étiquette d’exilé ne les a plus quittés. Ils sont donc devenus des déracinés à vie : plus jamais ils ne pourront vraiment prendre racine quelque part. Ils n’existent ni pour le pays natal ni dans le pays d’accueil. Ces artistes, bien qu’ayant pour une grande partie continué leurs activités artistiques, sont constamment désignés comme artistes espagnols ou bien artistes de l’exil républicain. Ils n’existent pas en tant qu’« artistes » indépendamment de leur condition d’exilé. Cela peut aussi expliquer la raison pour laquelle leurs noms ne trouvent pas de place dans les dictionnaires d’artistes français. Mais alors, où trouver leurs créations ? L’année 1999 a été choisie comme date clef pour commémorer les soixante ans d’exil pour les réfugiés républicains espagnols. Cette année consacrée à la mémoire a été un prétexte pour organiser une série de colloques, d’expositions et de publications en Espagne, en France et en Amérique Latine. On peut citer par exemple les actes du congrès pluriel : Sesenta años después , rédigés en plusieurs langues : espagnol, catalan, euskera, galicien, français ou encore la publication de l’ouvrage : el exilio republicano español en Toulouse, 1939-1999, dirigé par Alicia Alted et Lucienne Domergue .
Toutes ces études ont permis de sortir de l’ombre quelques artistes espagnols et ont ainsi ouvert la voie à un travail de récupération de la mémoire relayé par une multiplication de publications, de création de musées en hommage à ces artistes. C’est le cas pour les deux artistes Josep Franch-Clapers et Apel•les Fenosa en Catalogne. Mais pour une grande partie des artistes ayant connu les camps, seuls leurs dessins ont été retrouvés et nous n’avons aucune information sur leur vie. Ces études peuvent représenter un point de départ dans la recherche des documents iconographiques. Les lieux de conservation de ces créations sont pour l’essentiel les lieux de production, à savoir les villages situés aux alentours des camps. Ces villages n’ont cessé d’entretenir la mémoire de ces lieux en édifiant des monuments, des musées, en souvenir aux personnes civiles et militaires qui y ont connu la mort.
D’autre part, comme nous le verrons au cours de ce travail, quelques artistes comme Josep Franch-Clapers et Josep Bartolí ont fait des donations de leurs productions dans les camps à la fin de leur vie, à leur pays natal, la Catalogne, afin de ne pas oublier d’où ils viennent. Leurs créations sont actuellement conservées dans des archives en Catalogne .

Cependant, il est essentiel de marquer une différence entre la création dans les camps de regroupement et ce que l’on appelle l’art de l’exil. Toutes les études réalisées autour de la culture de l’exil et de ses productions artistiques commencent à la sortie des camps de regroupement. Très peu de chercheurs se sont intéressés à la création dans les camps. De plus, ces études ont été faites pour une grande part, en histoire et non en histoire de l’art. Exceptée quelques études comme celles réalisées en 1989 pour la publication de l’ouvrage : Plages d’exil , dirigé par Jean-Claude Villegas ou bien celles de Lucienne Domergue rédigées en 2003, à l’issue du congrès international, la cultura del exilio republicano español de 1939 .
Il a donc fallu créer un cadre d’étude et trouver des références indispensables à l’élaboration d’un travail de recherche. Pour cette raison, il était nécessaire de s’orienter, quand cela était possible, vers les recherches effectuées sur l’art dans les camps de concentration nazis mais aussi avoir recours aux études réalisées dans d’autres disciplines comme en psychologie ou en sociologie.
Un autre élément est important à noter : la majorité des artistes présentés dans ce travail sont catalans. Cela s’explique par le choix volontaire de réduire le champ d’investigation à un groupe de personnes et parce que le lieu de recherche durant la première année fut Barcelone.
Cette page de l’histoire commencée avec les premières vagues de réfugiés au début de la guerre civile - les premiers soulèvements militaires au Maroc et en Espagne débutent le 17 et 18 juillet 1939- a trop souvent été ignorée, voire même oubliée en France comme en Espagne. L’existence des camps de regroupement reste encore très peu connue. A la Libération, en 1945, les baraquements des camps ont été démontés et très vite jetés aux oubliettes. Mais pour ceux qui y ont vécu, leur présence ne cessera de les hanter. Francisco Caudet affirme que l’exil représente, après la peine de mort, « la plus terrible condamnation » . L’oubli forme ce que l’on peut appeler le second exil . Les artistes républicains ont donc dû se battre pour survivre non seulement à l’oubli de leur personne comme individu, mais aussi comme artiste.

Au lendemain de la victoire des nationalistes sur les républicains, la France ne trouve d’autre solution que de construire des camps de regroupement au sud de la France pour gérer l’afflux massif et spontané de milliers de réfugiés. Ces hommes, ces femmes et ces enfants sont donc restés des jours, des mois, des années, dans ces camps considérés comme provisoires par les autorités françaises. Parmi eux se trouvent des étudiants, des professeurs, des instituteurs mais aussi des artistes qui mettent sur pied des activités artistiques et sportives. Aussi surprenant que cela puisse paraître, il y a bien eu des activités artistiques dans ces « camps du mépris ».

La question de l’exil soulève le problème de la définition des termes employés. Tous les mots utilisés ont leur histoire propre. Leurs significations n’ont cessé de changer au cours du temps et pour certains, on se bataille encore pour en déterminer le sens exact.

Pourquoi avoir préféré le terme « expressions plastiques » à celui d’« art »?
Toutes les productions réalisées dans ces camps n’ont pas été exécutées que par des artistes. Beaucoup de personnes, des amateurs mais aussi des novices, se sont lancées dans la création d’objets, dans la participation à des journaux, l’organisation de conférences et d’expositions. Mais au-delà de ces quelques créations, peut-on définir la production des artistes comme de l’art ? Peut-on considérer ces dessins et peintures exécutés dans un contexte aussi particulier que peut représenter un camp de regroupement comme de l’art ? Est-ce que l’art trouve ici une de ses limites ?

Qu’est-ce que « l’exil républicain »?
Il est intéressant de comparer la différence de point de vue adoptée entre l’Espagne et la France dans la définition de l’exil à travers le dictionnaire. Une nuance est à noter dans la démarche volontaire ou involontaire à l’origine de cet acte. En Espagne, la définition du terme qui s’y rapporte décrit ce phénomène comme le fait d’abandonner un pays ou un endroit où l’on vit de sa propre volonté ou forcé pour des raisons politiques, économiques… . En France, la définition proposée est l’expulsion de quelqu’un hors de sa patrie .
L’exil républicain reste un choix pris par des milliers de soldats et civils conscients que leurs vies étaient menacées en Espagne. La particularité de cet exil est que dans l’histoire espagnole, aucun mouvement humain ne fut si soudain et si massif.
Une nuance peut être apportée entre les termes exil républicain et exil antifranquiste car leur confusion est fréquente. José Luis Abellán marque une différence entre l’ « émigration de la guerre » renvoyant à l’exil républicain et l’émigration antifranquiste. Le premier phénomène correspond à toutes les personnes qui décidèrent de quitter le pays pour des raisons politiques, durant le conflit de 1936-1939 et le second renvoie à toutes les personnes qui s’en allèrent après 1939. Cependant, il reste beaucoup de nuances et d’exceptions puisque les départs de tous les réfugiés issus de l’exil républicain furent motivés par des raisons politiques .
L’exil républicain peut aussi se différencier des exils antérieurs par son prolongement. Pour un grand nombre de réfugiés, il dura le temps de la dictature de Franco, à savoir quarante ans. Pour d’autres, installés en France, il dura toute la vie. Ces derniers sont donc passés d’un statut de réfugié à celui d’immigré ou bien à celui de français. Mais ils gardent toujours en eux le sentiment d’être exilés. L’immigré, selon Geneviève Dreyfus Armand, est celui qui se rend volontairement dans un pays étranger en vue de s’y installer plus ou moins durablement et d’y trouver un travail .
Il existe aussi un autre exil, souvent ignoré et qui concerne en particulier les artistes, les écrivains, les cinéastes, … en somme, toute personne pouvant s’exprimer. Ces personnes sont réduites au silence sous peine d’être emprisonnées, battues et même abattues dans leur propre pays. Il fut, selon beaucoup, l’exil le plus difficile à vivre.
Quant au statut de « réfugiés politiques de l’exil républicain espagnol », il a été attribué en 1945 par la France, en reconnaissance de leur engagement dans la lutte antifasciste et pour leur soutien dans la résistance française.
La mémoire collective de ces réfugiés aborde l’exil d’une autre façon. Etre exilé républicain, comme le souligne P.Laborie et J.-Amalric dans le chapitre liminaire de l’exil républicain espagnol de Toulouse, « c’est obligatoirement, avoir lutté les armes à la main contre le fascisme quand les autres cédaient, (…), avoir été vaincu non par l’ennemi, mais par l’indifférence ou la lâcheté coupable des démocraties, avoir subi les souffrances et les humiliations de l’exil dans un pays que l’on croyait ami, (…) . Le terme de républicain a été choisi afin de définir toutes ces personnes qui se sont battues contre les franquistes. Mais la plupart de ces réfugiés étaient communistes, marxistes, anarchistes.

Quelles différences entre les deux termes : camp de regroupement et camp de concentration ?
Un des autres termes essentiels à définir est celui de « camp de concentration ». Il est à employer avec précaution car il peut renvoyer à une autre réalité, celle des camps nazis, et prendre ainsi une charge historique autre. Il faut donc inscrire ces camps dans l’histoire de l’exil républicain et il est préférable d’utiliser le terme de camp de regroupement ou d’internement, afin d’éviter toute ambiguïté possible. Comme le rappelle Pierre Vilar dans la présentation de l’ouvrage Plages d’exil : « (…) Les mots ont une histoire. Auschwitz ou Mauthausen ont donné à ceux de camps de concentration une charge telle qu’il faut en faire un emploi prudent. » . Les conditions de détention, bien qu’elles aient été inhumaines pour ces réfugiés, ne sont pas comparables avec celles des camps nazis. Il ne faut cependant pas perdre de vue que certains camps pour exilés espagnols, tels que celui de Gurs, ont été des succursales des chambres à gaz nazies.

Ce travail de mémoire a débuté par le questionnement de l’existence d’un art concentrationnaire dans les camps de réfugiés. Plusieurs chemins sont donc apparus mais leurs imbrications ont conduit à la décision d’aborder le sujet sous plusieurs angles de vue afin de ne pas réduire ou fausser le sens même de la création concentrationnaire. Une série de questions essentielles à la compréhension de l’action de création dans un milieu d’internement est venue se greffer à la problématique première. Il est impossible de comprendre pourquoi ces réfugiés espagnols ont eu le besoin vital de créer si l’on ne connaît pas l’engagement de la culture dans les combats durant la guerre civile ou bien le besoin de réaffirmation de leur identité, sans avoir abordé ce que représente l’Espagne plurielle ou la culture de l’exil. Le cœur du sujet ne s’est pas réduit à l’étude d’une production dans les camps mais s’est élargie à la compréhension du rôle joué par la culture et l’art au sein d’un espace d’internement et de conditions de vie extrêmes. Mais en adoptant cette démarche de travail, il est clair qu’une étude approfondie de chaque aspect de la création dans les camps est impossible. Pour cette raison, dans certains cas, seule une porte a été entrouverte. Il demeure bien des zones d’ombres à éclaircir afin de comprendre comment l’art peut devenir une arme pour la survie.

Cependant, trois grandes entrées se sont donc imposées et elles correspondent à différents points de vue : historique, artistique, psychologique et sociologique. Comme nous venons de le voir, toutes les notions et tous les événements sont imbriqués les uns aux autres. Par conséquent, il a fallu choisir dans quel ordre les aborder et cet ordre peut bien entendu permuter.
La première entrée possible est donc historique. Pour bien comprendre la nécessité vitale de création dans les camps, il est indispensable d’évoquer l’engagement de la culture dans des actions politiques à l’aube de la guerre civile ainsi que durant le conflit. Cette création est devenue un témoignage iconographique de la vie dans les camps que l’on peut envisager soit comme une source historique, soit comme une œuvre artistique. Ces productions demeurent des instruments de la construction identitaire individuelle et collective des artistes mais aussi de tous les réfugiés.

l'art comme moyen de revendication et d'engagement politique

PREMIER CHAPITRE : l’art espagnol avant l’exil


1- Art, violence et politique à la fin du XIXe siècle et au début XXe siècle

Cette partie structurée en trois points permet d’expliciter la relation étroite entretenue entre l’art et la politique en Espagne à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, avant la guerre civile. L’art à cette époque joue un rôle décisif au cœur des débats politiques et devient une véritable arme de lutte idéologique et de propagande. Celui qui domine l’art pense pouvoir dominer les masses. La maîtrise de l’art devient un enjeu politique.

1.1 Une tradition espagnole de la violence et de la douleur dans l’art

Afin de saisir l’importance qu’occupe l’art espagnol au sein des conflits, des revendications identitaires et nationales, il est intéressant de le mettre en relation avec le thème de la violence. L’art espagnol a été un terrain privilégié pour l’expression des formes de violence et de souffrance de l’homme à travers l’histoire. Il existe une tradition de la douleur, de l’expression des sentiments exacerbés, du tragique dans l’art. Celui-ci devient le lieu d’expression de toutes les frustrations et revendications.

1.1.1 L’expression du martyre civil dans la « peinture d’histoire »

Au cours du XIXe siècle, les thèmes religieux qui prédominaient jusqu’alors laissent place à la peinture dite d’histoire qui devient le nouveau cadre de l’expression de la violence et la cruauté. Comme si la violence avait besoin inlassablement d’un catalyseur de tensions, Jaime Brihuega insiste sur ce besoin qu’il qualifie d’atavique pour l’imagerie visuelle . Le martyre religieux laisse place au « martyre civil » pour représenter les souffrances de l’homme dans des actions héroïques à la sauvegarde de la nation. Certains titres de tableaux cités dans l’ouvrage de Jaime Brihuega sont très significatifs, comme ceux de Ramón Casas, Garrot vil (Pl.1), de 1893 et la charge (Pl.2), de 1899, ou encore celui de Antonio Gisbert, en 1888, intitulé Exécution de Torrijos et de ses camarades sur les plages de Málaga ( Pl.3).
Au début du XIXe siècle, l’artiste Francisco de Goya jette les bases fondamentales d’une expression figurative des manifestations limites de la violence et de la cruauté . Témoin direct des guerres napoléoniennes et de la guerre d’indépendance espagnole, Goya a saisi dans ses gravures intitulées les Désastres de la guerre (Pl.4) toute l’intensité des combats sanglants. Il s’est fait le dénonciateur de l’absurdité de la guerre. Ses gravures sont d’une telle véracité qu’elles peuvent encore dépeindre la violence de notre temps. D’ailleurs, son influence se ressent encore de nos jours et permet de témoigner de la violence sociale, religieuse et fanatique. Une exposition a été consacrée en 2004 à Grenade à l’art et à la violence politique en Espagne . Une série d’œuvres met en relation des photographies prises après des attentats du groupe séparatiste armé ETA et des gravures des Désastres de la guerre de Francisco de Goya. Leur ressemblance et leur actualité sont frappantes.

1.1.2 La lutte idéologique et la violence sociale à travers la « peinture sociale »

A partir de la dernière décennie du XIXe siècle, la « peinture d’histoire » fait place à un autre genre, « la peinture sociale », qui s’engage parfois fermement dans certaines voies politiques. L’art devient un moyen de dénoncer les inégalités et de montrer les conditions de vie des classes ouvrières et paysannes. Joaquim Mir (Barcelone1873- Ib.1940), artiste catalan, présente dans une de ses œuvres, La catedral de los pobres, tableau exécuté en 1898 (Pl.5), les débuts de la construction de la Sagrada Familia, fer de lance de toute la modernité catalane, avec au premier plan les déshérités de cette modernité barcelonaise . Selon Francesc Fontbona , ce tableau, par sa nouveauté, est caractéristique de l’esprit de toute la génération postmoderniste catalane, mouvement qui se développe en Catalogne entre la fin du XIXe et le début du XXe siècle. Cependant, ce modernisme fait partie d’un courant plus général qui apparaît dans toute l’Europe, mais en Catalogne et en particulier à Barcelone, il acquiert une personnalité propre et différente. Le climat dépeint dans l’œuvre de Joaquim Mir fait ressortir une violence sociale explicitée à travers les manifestations de masse comme les grèves, ou bien les répressions sévères qui en découlent.
Ce tournant de siècle est marqué par une crise identitaire dans tout le pays. L’Espagne a connu tout le long du XIXe siècle de graves conflits internes. L’Espagne a toujours été un pays rural, et la plupart des terres appartient aux grands terratenientes, grands propriétaires agricoles. Les paysans restent de simples journaliers. L’industrialisation du pays apparaît uniquement à la fin du XIXe siècle, dans deux régions en particulier, le Pays basque et la Catalogne. Ces dernières puisent dans les ressources naturelles locales, comme le charbon pour le Pays basque afin de développer le secteur industriel. Ce développement industriel provoque un exode rural massif. Les alentours de villes comme Bilbao et Barcelone se peuplent d’hommes venus pour travailler dans les usines. De plus, les dernières guerres comme celle menée à Cuba en 1898, font beaucoup de victimes. On parle du « désastre de 1898 » dans les ouvrages d’histoire espagnole pour désigner la perte des dernières colonies espagnoles. En Espagne et particulièrement en Catalogne qui bénéficiait d’un marché sûr avec Cuba et les Philippines, cet événement provoque la perte d’un débouché important pour son économie. Ce désastre déclenche une crise d’identité manifestée par le Regeneracionismo .

Tous ces changements favorisent des oppositions dans la sphère culturelle, où certains veulent croire en un changement et où d’autres ne souhaitent pour l’avenir qu’un retour aux valeurs conservatrices. Néanmoins, le besoin de réaffirmation de l’héritage culturel doit passer par un retour aux grands maîtres espagnols. Un fil est donc tissé entre les différents grands maîtres, exhumés pour certains comme el Greco, autour de l’idée mystique d’une Espagne « dramatique », tragique, qui fait face aux dures épreuves. Goya est cité couramment comme exemple de la force dramatique avec laquelle l’art espagnol affronte les mauvais moments de son destin. Jaime Brihuega cite quelques artistes du début du XXe siècle qui jouent de ce « syndrome de la dimension dramatique » comme Ignacio Zuloaga, Julio Romero de Torres, José Gutiérrez Solana pour les plus connus, mais aussi Regoyos, Pablo Uranga, Gustavo de Maeztu, Ricardo Baroja, Soria Aedo, López Mezquita, AÁngel Larroque, Carlos Sáez de Tejada, Jesus Corredoira .
Ces artistes ne sont pas les seuls à avoir influencé les œuvres des artistes de la guerre civile et de l’exil. Les trois grandes figures espagnoles émergentes du début du siècle, Picasso, Miró et Dalí, ont joué un rôle moteur dans la péninsule.

Durant la dictature de Primo de Rivera (1923-1930), l’artiste s’engage plus ouvertement dans des revendications sociales et politiques. Ce terrain d’action favorise le déploiement iconographique du champ lexical de la violence. La matière première, celle faite de tensions et de revendications, est présente pour l’artiste. Quand la guerre éclate, l’engagement total ne peut plus être évité. Il faut choisir son camp et ses armes. Pour certains ce sera la peinture, pour d’autres la caricature ou le graphisme de propagande à travers les affiches et les tracts . Mais il faut replacer cette action artistique dans un contexte international. Dans les années 1930, dans toute l’Europe, l’artiste ne reste plus à l’écart des événements politiques et s’engage pleinement dans des actions politiques. En Allemagne, avec l’arrivée au pouvoir d’Adolf Hitler en janvier 1933, un grand nombre d’artistes fuient à l’étranger. Certains tenteront de protester, comme le peintre Max Liebermann, le photographe John Heartfield, l’écrivain Thomas Mann ou bien le musicien Paul Hindemith . En Union Soviétique, Staline met en place une véritable campagne de propagande menée par des artistes du réalisme socialiste comme Isaac Brodski ou Alexander Gerasimov .

Quand de nombreux artistes choisissent de partir en exil vers la France pour sauver leur vie, ils transportent avec eux tout cet héritage espagnol accumulé depuis l’époque dite régénérationniste. Sans doute ne sont-ils pas conscients de ce qu’ils transportent. Mais pour une grande partie d’entre eux, ils conservent dans leur rage ce « dramatique espagnol » empreint de violence, d’angoisse, de terreur et de cruauté que l’on retrouve inévitablement dans les dessins réalisés dans les camps de regroupement. Cet héritage, une fois la frontière traversée, se révèle peu à peu comme une garantie de leur propre identité. L’identité culturelle n’aura jamais été aussi réaffirmée en terre inconnue que dans leur propre pays.

1.2 L’art comme support de l’affirmation nationale

La fin du XIXe siècle en Espagne est marquée par un désir de renouveau en politique comme dans toute la sphère culturelle. Dans un climat de contestation, la nouvelle scène artistique entreprend un projet de rénovation visant à rompre avec les traditions académiques héritées des siècles précédents. Mais cette rupture, commencée dans les dernières décennies du XIXe siècle, s’est faite également dans un climat de tensions exacerbées, ouvrant le chapitre des conflits entre nationalismes. Les trois régions puissantes, le Pays basque, la Catalogne et la Galice, se positionnent par rapport à Madrid d’un point de vue politique et artistique. Des courants artistiques naissent dans les différentes régions. L’art devient un support de l’affirmation nationale et un véritable enjeu, participant à la construction identitaire des régions. Certains luttent pour une unité nationale autour d’une seule Espagne, le regeneracionismo et la generación del 98, alors que d’autres préfèrent affirmer leurs particularités régionales en défendant leur propre culture dans l’idée d’une Espagne plurielle .
Les principales oppositions se font entre les régions et l’Etat. En Catalogne apparaît le modernisme catalan tourné vers l’avant-garde française, puis, à partir de 1906, le noucentisme, mouvement caractérisé par ses références puisées dans l’art classique gréco-latin prenant comme thème fédérateur la Méditerranée. A contrario, la generación del 98, mouvement artistique et littéraire, centre ses recherches autour de l’idée mystique de la Castille comme symbole de toute l’Espagne. Cette génération, préoccupée par l’Espagne actuelle, va choisir comme thématique les paysages castillans. En littérature, les auteurs oubliés, médiévaux ou classiques, sont récupérés pour forger une nouvelle culture nationale. Quelques artistes de Catalogne, afin d’affirmer leur catalanisme, se tournent vers l’Europe et cherchent de nouveaux modèles dans des pays plus ouverts, en phase avec la création avant-gardiste. La Catalogne est devenue une des régions les plus industrialisées et par conséquent des plus riches d’Espagne. Elle ne peut plus prendre sa capitale, Madrid, comme référence . Le modernisme catalan tente de transformer une culture régionale et localiste en une culture nationale, européenne et moderne . Elle veut prendre une position de leader. L’éveil artistique catalan a pu se faire grâce à la relation étroite entretenue entre Barcelone et Paris, intensifiée depuis l’exposition universelle de Barcelone en 1888 jusqu’à l’exposition internationale de 1937 à Paris. Barcelone développe ses contacts avec la mégapole française, consciente de l’apport nécessaire et indispensable qu’elle peut lui offrir tant d’un point de vue artistique, économique que politique. La République française fascine une ville aussi républicaine que Barcelone. En ce début de siècle, Paris attire un grand nombre d’artistes catalans comme Santiago Rusiñol et Ramón Casas qui rapportent de leur séjour parisien la modernisation de la peinture catalane . Ils seront inspirés par les peintres académiques français ainsi que par la scène avant-gardiste incarnée par les impressionnistes.
Par ailleurs, La France est devenue l’intermédiaire par lequel l’Espagne a accès à la culture européenne , pour des raisons géographiques mais aussi politiques. Le séjour à Paris devient une étape obligatoire pour tous les nouveaux artistes espagnols conscients de la révolution artistique qui s’y déroule et désireux d’y prendre part. La frontière française constitue le seul lien physique que la péninsule ibérique possède avec l’Europe. De plus, à partir de 1905, la France détient le monopole de l’information en destination de l’Espagne, ce qui a pour conséquence de propager une vision unilatérale des événements extérieurs .

1.3 L’éducation des mentalités à travers une politique culturelle

Depuis la fin du XIXe siècle, avec le mouvement du regeneracionismo, une partie de l’élite espagnole sent que l’Espagne a besoin de renouveau. Il devient alors nécessaire de moderniser la culture et de reconstruire le pays. Pour ce faire, les mentalités doivent changer et il faut combattre l’analphabétisme très élevé. L’éducation devient un instrument politique au service de la formation de l’individu et de la société . Tous les Libéraux considèrent que le salut du pays est à chercher dans l’éducation des enfants et des jeunes. Cette politique de sensibilisation de la culture perdure jusqu’au début du XXe siècle.
Dans les années 1930, les pouvoirs publics jouent un rôle prépondérant dans le soutien aux activités culturelles et artistiques modernes. Mais ils se heurtent aux associations conservatrices qui contrôlent la sphère institutionnelle . L’action culturelle de la IIe République permet une rénovation des langages plastiques, un développement des lieux d’expressions théâtraux, en axant une grande part de sa politique vers l’éducation .
Grâce à cette atmosphère propice à la nouveauté et à l’initiative créatrice, l’Espagne commence à s’affirmer et trouver sa voie dans la modernité. Depuis le début du siècle, elle s’est constitué une scène avant-gardiste où se développent des mouvements tels que le vibracionismo, l’ultraismo, le cubisme, le surréalisme, l’expressionnisme, le rationalisme et « l’art déco ». Cette période sera qualifiée d’Edad de plata par certains critiques prenant en considération, avec le recul nécessaire, le rôle déterminant joué par certains artistes.


2- L’art militant durant la guerre civile : l’implication de l’art et des artistes dans les conflits


Quand la guerre civile éclate en Espagne, en juillet 1936, les artistes savent qu’ils ne pourront rester neutres face aux événements. Deux moyens de protestation s’offrent alors à eux : militer en mettant au service leurs compétences artistiques à travers la création d’affiches, de tracts, de dessins satiriques dans les journaux, ou bien prendre les armes et partir sur le front. L’artiste devient militant en s’engageant politiquement et devient semblable à n’importe quel individu luttant aux côtés de la population. L’artiste Jaume Pla, qui connaîtra l’exil en 1939, enrôlé dans les troupes du POUM , est sollicité pour ses compétences en tant que dessinateur sur le front. Il réalise des cartes topographiques pour aider à la disposition stratégique des militants. Apel·les Fenosa parcourt toute la Catalogne durant les événements les plus violents et tente de sauver le patrimoine artistique en récupérant des œuvres dans les églises et les musées afin de les cacher en lieu sûr .

2.1 La mutation de l’art sacralisé vers un art de propagande

La création artistique doit alors opérer une mutation afin de s’impliquer dans les combats, en s’adaptant aux circonstances et à la demande de l’action militante. Cette mutation est nécessaire, car l’art ne peut rester à l’écart de l’histoire sans y prendre part et doit entrer en combat au détriment de ses préoccupations esthétiques. De plus, l’art a perdu ses systèmes de promotions artistiques d’exposition et surtout son caractère sacré. L’action artistique se développe alors aux côtés des troupes républicaines dans les rues et sur les fronts en se mêlant au monde de la propagande .
Par ailleurs, dans les années 1930, un phénomène particulier, mêlant l’esthétisme au politique, apparaît dans tous les pays européens connaissant une dictature. La politique utilise l’art et l’esthétisme pour chercher à toucher la population et cela se fait en jouant sur l’émotionnel. Le but est d’interpeller en utilisant des messages et des emblèmes clairs comme les affiches, les caricatures dans les journaux. En URSS, par exemple, le 23 avril 1932, le Comité Central des arts dissout par décret tous les courants artistiques afin de créer en 1934, le courant unique : le réalisme socialiste. Selon la définition officielle, l’œuvre d’art doit être « réaliste par sa forme et socialiste par son contenu » .
En Espagne, une véritable campagne d’information pour lutter contre le franquisme se met en place. Du côté des républicains, le combat se fait à travers la valorisation de la culture. Les républicains pensent qu’en luttant contre l’analphabétisme, ils pourront repousser le fascisme. La politique culturelle sous la IIe République était connue de tous. Le phalangiste et idéologue du franquisme, Ernesto Giménez Caballero, s’exprime sur ce sujet en ces termes :
« En Espagne, la République est venue remplacer la religion catholique par la religion de la culture » et « La guerre a entraîné le retour à la mystique de l’anti-culture parce que c’était justement la culture elle-même qui nous avait conduits à la barbarie de la lutte. »

En 1980, il reconnaît également :
« Pour moi, le mot culture prenait une connotation de tragédie, voire de délinquance » et « Franco a gagné la guerre mais n’a pas vaincu le mythe de la culture »

Mais il existe aussi une autre page, plus obscure, de l’histoire de la lutte et de la répression menée du côté républicain. Ces derniers mettent en place à partir de 1938 des « chekas » (Pl.6), des cellules de tortures très particulières pour faire parler les prisonniers nationalistes. L’inventeur de ces cellules est Alfonso Laurencic . Une nouvelle méthode de pression et d’intimidation psychologique y est inventée, mêlant l’art moderne et ses dernières recherches à la torture. Ces cellules mesurent 2 mètres de haut, 1,5 mètres de large et 2 mètres de long. Le prisonnier ne pouvait se reposer ni sur la table qui servait de lit ni sur le banc encastré dans le mur puisqu’ils étaient inclinés de 20%. Des briques et toutes sortes d’objets collés au sol empêchaient le détenu de marcher et de s’allonger. Il ne lui restait plus que regarder les dessins et les peintures sur les murs. Les chekas étaient décorées par des dessins surréalistes et des figures géométriques. Les œuvres les plus utilisées étaient celles des artistes du Bauhaus et en particulier celles de Kandinsky (comme trois sonorités jaune de 1926). Le jeu des couleurs procurait également chez le prisonnier un état d’étourdissement et le rendait obsédé visuellement par les figures géométriques. Dans certaines cellules, on projetait en boucle le passage, devenu si connu du « chien andalou » de Luis Buñuel, où l’œil d’une femme était coupé par un rasoir. L’art expérimental prend ici une résonance toute différence en se mêlant à la torture afin de servir un projet politique .

A partir du 18 juillet 1936, date à laquelle les premiers soulèvements militaires au Maroc et en Espagne marquent le début de la guerre civile, la culture, l’art et le peuple commencent à trouver une nouvelle relation. La culture et l’art font partie intégrante du programme révolutionnaire. La lutte pour la survie de la culture devient un enjeu primordial pour les républicains dans ces conflits, alors que les nationalistes entrent en croisade pour défendre la religion. La culture et la religion livrent un véritable combat durant la guerre civile . L’art se transforme en un instrument de lutte et, du coté républicain en un substitut laïque de la religion . Un grand nombre d’intellectuels, considérés comme « rouges » et donc dangereux aux yeux des nationalistes sont éliminés. Ils se nomment Frederico Garcia Lorca, Luis Vázquez, Camilo Díaz Baliño, Francisco Barreiro Permy y Luis Huici Fernández, Francisco Albiñana Corralé, Federico Luís Comps Selles, Pere Caselles Tarrats y Ramón Acín Aquilué, Juan Piqueras, Alfredo Torán, Alfredo Gomis, Carlos Gómez Carreras “Bluff”, Vicente Albarranch y Miguel Hernández, Ortiz Rosales y Domingo López Torres, Per Torsten Jovinge, Alfonso Laurencic, José Rivas Penedas, Armand Guerra. Ces deux derniers sont morts peu après en exil, succombant aux coups reçus dans les prisons franquistes .

2.1.1 L’affiche engagée

Les affiches deviennent un lieu d’expression privilégié car leur diffusion peut se faire de façon intensive en occupant tous les espaces visibles dans la ville. Les républicains utilisent les affiches pour mettre en avant deux grandes idées, la défense des droits du peuple, de la culture ainsi que l’art comme patrimoine du peuple . Des campagnes impressionnantes voient le jour sous les feux des batailles afin de mobiliser la population. Certaines d’entres elles cherchent à dénoncer les actes fascistes de bombardement des villes et leur détermination à écraser la culture, comme cette affiche où différentes photos sont agencées de façon à représenter une croix nazie. Ces photos représentent les villes détruites par les bombardements aériens. Les slogans associés sont : « ¡ Kultur ! », « la barbarie fasciste à Madrid » (Pl.7). Avec l’orthographe du mot culture en allemand, la population était bien consciente de l’origine des avions qui bombardaient les villes. Le bombardement de Guernica par la légion allemande Condor, dans la province de Vizcaya, au Pays basque, le 25 avril 1937, reste le plus connu et l’un des plus meurtriers, bien que ces actions se soient généralisées à tout le pays. Une autre affiche -diffusée dans le monde entier et traduite dans de nombreuses langues- est un authentique témoignage de propagande du gouvernement républicain espagnol qui cherche des appuis et une aide internationale (Pl.8). Ce photomontage a été également adapté à d’autres supports comme les journaux, les tracts. De l’autre côté de la frontière, les artistes espagnols résidant à Paris, prennent position dans le conflit espagnol, comme ce fut le cas de Joan Mirò. Il réalise en 1937 l’affiche, devenue célèbre, « Aidez l’Espagne, 1Fr » (Pl.9). Il s’engage ouvertement contre la montée du fascisme en Espagne et dira à ce propos en 1937 : "Dans la lutte actuelle, je vois du côté fasciste les forces périmées, de l'autre côté le peuple dont les immenses ressources créatrices donneront à l'Espagne un élan qui étonnera le monde".

Des milices de la culture sont mises en place, comme en témoigne cette affiche représentant un livre et une baïonnette avec le slogan : « Ils luttent contre le fascisme en combattant l’ignorance » (Pl.10). Des livres sont distribués dans les champs de bataille. De nombreuses affiches sont créées afin de sensibiliser toute la population, les civils comme les militaires. Le mouvement syndical la CNT participe activement à cette campagne en placardant des affiches, comme cette dernière où apparaît un personnage hurlant le mot inscrit au-dessus : « lisez » (Pl.11). Dans une autre affiche encore, on voit une main tendre un livre d’histoire à une personne. Les slogans associés sont les suivants : « lisez », « En combattant l’ignorance vous vaincrez le fascisme », « le ministère de l’éducation publique ouvre ses bibliothèques au peuple » (Pl.12).

2.1.2 Le pavillon espagnol de l’exposition universelle de Paris en 1937

Dans cette dynamique de lutte et de dénonciation des événements qui se produisent en Espagne, le pavillon espagnol de l’exposition universelle de Paris en 1937, pensé au départ comme un pavillon de propagande glorifiant les valeurs nationales, s’est converti en un véritable pamphlet, selon Fernando Martín : « Un plaidoyer passionné et pressant du gouvernement républicain en quête de sympathie et soutien contre les troupes du général Franco » .
Ce pavillon présente une véritable synthèse des recherches artistiques de l’Espagne des années 30 bien que ses représentants les plus connus, Alberto Sànchez (Pl.13 : Le peuple espagnol a un chemin qui le conduit vers une étoile, 1937), Pablo Ruiz Picasso (Pl.15 : Guernica, 1937), Joan Miró (Le Moissonneur, 1937), Joan Gonzàlez (Montserrat, 1937) fassent partie des artistes immigrés à Paris avant le conflit en Espagne. Ils constituent la scène d’avant-garde espagnole en résidence en France et c’est la première rencontre entre l’Etat espagnol et ces artistes dont les travaux restaient méconnus en Espagne.
Le bâtiment conçu par les deux architectes, José Luis Sert et Luis Lacasa, expose les dernières recherches du mouvement moderne en Espagne mais devient avant tout le support iconographique d’une série d’affiches et de photomontages présentant au monde entier, tel un cri d’alarme, la situation de l’Espagne en 1937 (Pl.16). Ils présentent les événements politiques mais aussi sociaux et culturels qui ont prévalu à l’état de crise qui mena à la Guerre Civile. L’équipe choisie pour préparer l’installation des affiches et photomontages est dirigée par José Renau et comprend également les affichistes Gori Muñoz, Félix Alonso et les peintres Javier Colmena et Francisco Galicia. Sur les façades extérieures, des espaces sont consacrés à l’écriture et sur l’un d’eux, on pouvait lire un texte du président de la seconde République en exil, Manuel Azana : « Nous nous battons pour l’unité essentielle de l’Espagne. Nous nous battons pour l’intégrité du territoire espagnol. Nous nous battons pour l’indépendance de notre patrie et pour le droit du peuple espagnol à disposer librement de son destin » (Pl.14).

2.2 L’exil artistique : deux vagues d’ « immigration » artistique espagnole vers la France

Paris connaît deux vagues importantes de « déplacement » d’artistes au début du XXe siècle. Le terme « déplacement » est utilisé afin de ne pas commettre de confusion entre les deux termes : immigration et exil. La première vague peut-être définie comme une immigration puisqu’elle concerne un groupe d’artistes qui s’est rendu à Paris, durant un temps donné afin de profiter des dernières recherches artistiques internationales. Cette vague se produit dans un phénomène d’attirance pour l’essor artistique associé à cette capitale des arts. Mais cette immigration ne peut-être considérée comme un exil. Aucun artiste ne fuyait une guerre et ses répercutions comme on peut le constater lors de la seconde vague. On pourrait cependant la désigner par le terme « exil artistique ». Ce terme est couramment utilisé pour définir cette première vague d’immigration qui a lieu au début du siècle et qui concerne Picasso et le cercle d’artistes espagnols . Paris devient à cette époque un lieu incontournable et indispensable pour la formation des jeunes artistes espagnols cherchant l’avant-garde qu’ils ne peuvent trouver en Espagne. La relation étroite des deux pays a facilité les échanges et l’on peut également constater une immigration d’artistes français vers l’Espagne, au cours de la première guerre mondiale, durant laquelle le pays a choisi une position de neutralité dans les conflits.
Parmi ces artistes apparaissent de grands noms qui marquent l’histoire de l’art comme celui de Julio Gonzàlez arrivant en 1900, Pablo Picasso en 1901, Juan Gris en 1906, Joan Miró en 1920. Cette première scène va permettre, lors du second exil, un meilleur accueil aux artistes en fuite à cause de la violente répression fasciste après leur prise de pouvoir. La plupart de ces artistes ne reviendront pas en Espagne, excepté Joan Miró qui préférera se retirer sur l’île de Mallorca dans un exil intérieur, et s’installeront définitivement en France.

La seconde vague constitue ce que l’on peut appeler l’exil républicain espagnol. Cet exil a lieu tout au long de la guerre civile de juillet 1936 à janvier 1939 mais il est beaucoup plus massif au cours de la Retirada . Les artistes engagés dans des activités de militance contre les fascistes et en faveur de la République sont contraints à l’exil afin de sauver leur vie face aux représailles violentes de Franco. Le rôle de Picasso dans l’accueil de ces artistes est une preuve frappante de la fraternité existante entre les artistes espagnols. Picasso est déjà, à l’époque, une figure incontournable du paysage artistique. Il a donc joué de sa notoriété pour venir en aide aux artistes réfugiés espagnols en leur apportant un réconfort matériel et en les aidant dans leurs carrières artistiques. Picasso réussit même à obtenir des papiers d’identité pour quelques artistes auprès du consulat espagnol à Paris . Mais l’appui majeur qu’il peut leur offrir est sa participation dans des expositions consacrées aux artistes espagnols. C’est le cas par exemple de la première exposition réalisée en 1947, sur le thème de l’art espagnol en exil, intitulée l’art espagnol à l’exil, à la chambre de commerce de Toulouse pour laquelle Picasso prête quelques-uns de ses tableaux (ANNEXE 1). En 1959, il expose de nouveau à la Chambre de Commerce de Toulouse pour la seconde exposition intitulée : Artistes espagnol à l’exil. Le seul renseignement dont nous disposons quant à sa présence est l’attestation d’une de ses œuvres à l’exposition, qui serait une nature morte de la période cubiste . Cet accueil chaleureux et le soutien apporté démontrent également l’engagement des artistes espagnols résidant en France, face aux événements survenus en Espagne .
Cette cohésion entre l’ensemble des réfugiés espagnols issus des deux vagues participe à une confrontation des avis des spécialistes sur la nature de leur exil. Une partie des spécialistes espagnols s’accordent à dire que les artistes de la première vague, tels Picasso, font partie de l’exil espagnol bien que leur départ n’ait pas été motivé par les mêmes raisons. Peut-on vraiment considérer les artistes de la première vague comme des exilés républicains espagnols ?

Paris et la région Midi-pyrénées ont été les deux principales destinations choisies par les artistes espagnols. L’« exil artistique » de la première vague, à Paris, renforcé par les artistes de l’exil républicain de 1939, s’est réuni pour former ce que l’on a appelé l’école espagnole de Paris avec les artistes suivants : Picasso, María Blanchard, Juan Gris, Julio González, Pablo Gargallo, Manolo, Celso Lagar, Mateo Hernández, Eduardo García, Benito, Francisco Bores, Manuel Angelez Ortiz, Hernando Viñes, Joaquín Peinado, Ismael González de la Serna, Alfonso de Olivares, Ginés Parra, Apel·les Fenosa, Honorio García Condoy, Luis Fernández, Jacinto Salvadó, Juan Miró, Salvador Dalí, Oscar Domínguez, Juan José Luis González Bernal, Emili Grau Sala, Manuel Angeles Ortiz, Baltasar Lobo, Pedro Flores, Ginés Parra, Antoní Clave, Manuel Viola .
En parallèle, Toulouse et la région Midi-Pyrénées ont accueilli une autre partie des artistes après l’exil de 1939. Cette destination représente celle des anonymes. Les artistes, mêlés aux civils, sont passés sous silence car ils ne peuvent bénéficier, à l’instar des artistes parisiens, du substrat institutionnel indispensable à la reconnaissance d’un artiste. N’ayant ni famille ni ami en France pouvant les aider, ils vont connaître pour la plupart les camps de regroupement français et continuer à peindre et sculpter dans le silence. Cependant depuis quelques années, un intérêt grandissant pour l’histoire de ces artistes oubliés a permis de collecter de précieuses informations. Cela a permis l’organisation de quelques expositions, la publication de quelques rares ouvrages et articles de part et d’autre des Pyrénées. Mais les productions artistiques dans les camps de regroupements restent très peu étudiées. Les artistes les plus connus ayant « choisi » la région Midi-Pyrénées s’appellent : Antonio Alos, Hilarion Brugarolas, Manuel Camps-Vicens, Call, Rodolfo Fauría-Gort, Francisco Forcadell-Prat, Joan Jordá, Carlos Pradal, Josep Suau, Joaquim Vicens-Gironella.


3- L’arrivée des réfugiés espagnols dans les camps en France

3.1 Les conditions d’entrée

Malgré de nombreuses alertes formulées aux autorités françaises, le gouvernement Daladier ne pouvait imaginer le déferlement conséquent de civils et militaires qui, devant la victoire des nationalistes, s’empresseraient d’arriver aux frontières françaises. Les points de vue sont d’ailleurs très partagés quant à la position de la France à ce moment. Certains justifient ce manque de moyens par une mauvaise évaluation des événements du gouvernement français, d’autres par la volonté de ne pas montrer à la République espagnole le pessimisme français quant à l’issue d’une victoire . D’autres enfin, ne souhaitent pas se positionner face à ce conflit appuyé par l’Italie et l’Allemagne.
En dépit des contestations au sein du gouvernement et cette peur du « rouge », quelques initiatives ont été prises afin de répertorier les sites susceptibles d’accueillir une grande population. Malheureusement, les estimations du nombre d’exilés restent bien en deçà de la réalité de 1939.

Cet exil est le plus important connu en France par son nombre et par sa soudaineté. Des estimations ont été réalisées par divers organismes et commissions, et il est très difficile d’en donner un chiffre exact par la nature même du phénomène qui sort du cadre d’une quelconque administration. Geneviève Dreyfus-Arnand, en s’appuyant sur les travaux de Javier Rubio , nous en donne une estimation –selon elle approximative- de 470 000 personnes.
Cette vague est en réalité la quatrième et met fin à l’espoir d’une victoire républicaine (ANNEXE 2). Les trois premières vagues, constatées durant la guerre civile, renvoient à l’évolution des affrontements et surtout aux représailles qu’elles ont engendrées lors de l’occupation par les nationalistes, après leur victoire, du territoire jadis républicain.
Dans un premier temps, face à cette peur de l’arrivée massive d’Espagnols et voyant le dénouement des derniers affrontements en Catalogne, le gouvernement français préfère fermer les frontières les 26 et 27 janvier 1939, décision prise lors des conférences interministérielles. Un dispositif important, groupant de nombreux gendarmes mobiles, des régiments d’infanterie et des tirailleurs sénégalais, prend position à la frontière. Le 28 janvier, le gouvernement accepte uniquement les civils en refoulant les militants et les hommes en âge de se battre. Le 5 février, après la prise de Gérone, ville catalane proche de la frontière et dernière ville de refuge du gouvernement républicain, les autorités républicaines espagnoles prennent conscience que la lutte ne pourra plus se faire sur terre espagnole et franchissent la frontière.
Malgré toutes les réticences exprimées en particulier par les radicaux de Daladier, partisans d’une non-intervention en Espagne, et le climat de xénophobie des années 1930, la France ouvrira ses frontières comme l’exprime le ministre de l’intérieur Albert Sarraut, au nom de la France, sœur républicaine et terre d’asile. Mais derrière ces paroles se cache une autre réalité qui marque la seconde étape de cette guerre, celle de l’exil, la face cachée de la débâcle, le sort des vaincus.


3.2 Les « camps du mépris »

L’arrivée de cette population meurtrie à la fois physiquement et psychologiquement doit supporter un autre affront, celui de l’accueil réservé par la France. Les autorités françaises, face à cet afflux, n’ont d’autre solution que d’essayer de s’organiser pour regrouper ces personnes dans de vastes aires de rassemblement désignées à la hâte, appelées également camps de collectage, comme Prats-de-Mollo, Amélie-les-Bains ou Latour-de-Carol (ANNEXE 3). Certains lieux comme d’anciennes prisons ou des usines désaffectées servent d’hébergements improvisés . Ces camps provisoires sont installés à la frontière afin de gérer au plus vite l’afflux massif des exilés. Deux types de camps provisoires apparaissent, les « camps de contrôle » et les « camps de triage ». La seconde étape, après un tri de la population, consiste à conduire les réfugiés dans les « camps de toile » des plages du Roussillon tels que Argelès-sur-Mer ou Saint-Cyprien. Ce sont de simples espaces sur une plage, sans eau ni sanitaire, et parsemés de toiles pour s’abriter. (ANNEXE 4, 5,) Tous ces camps restent sous contrôle de l’armée française aidée par l’armée sénégalaise, rappelant aux Espagnols les troupes de Franco venues du Maroc. Dans de nombreux témoignages, les réfugiés parlent de leur premier contact avec les Français et en particulier avec la langue à travers ce mot : « Allez ! Allez ! » . Beaucoup l’interprétèrent comme de l’humour déplacé croyant entendre : Olé ! Olé ! Ce mot était crié des centaines de fois par jour afin de les faire avancer jusqu’au camp et pour qu’ils obéissent aux ordres. Max Aub , écrivain, envoyé au camp de regroupement du Vernet y écrira un poème satirique intitulé « Allez, allez ». (ANNEXE 6)
Prenant conscience de la situation précaire des camps et de son aggravation du fait des conditions climatiques hivernales, le gouvernement tente d’améliorer les conditions de vie en réalisant la construction de baraquements à l’intérieur des terres. Le général Ménard, responsable de la gestion des camps, met sur pied un réseau de six camps spécialisés, en 1939 : Bram (Aude) accueillant les vieillards, Agde (Hérault) et Rivesaltes (Pyrénées-Orientales) les Catalans, Septfonds (Tarn-et-Garonne) et Le Vernet (Ariège) les ouvriers spécialisés, Gurs (alors Basses-Pyrénées) les Basques.
Il est important de rappeler que ces camps étaient en constante évolution et pouvaient changer de statut administratif en passant par exemple du statut de camp de regroupement à celui d’un camp disciplinaire. La construction de ces camps s’est faite dans l’objectif d’une gestion rapide de la population et relève par conséquent du provisoire. Mais ce provisoire s’est éternisé et ces camps sont devenus un nouvel enfer pour les réfugiés espagnols qui espéraient en passant la frontière une reconnaissance de leur lutte.


3.3 Les différents itinéraires choisis par les artistes

Trois chemins sont pris pendant ou après la guerre civile par les contestataires du nouveau régime imposé : certains choisissent de rester en Espagne et se plongent dans un « exil intérieur », d’autres choisissent de s’exiler en France pendant les conflits ou lors de la Retirada. Pour ceux qui possédaient l’argent nécessaire, l’Amérique Latine représente une destination prisée car elle assure plus de sécurité et l’accueil y est meilleur. Les écrivains, les poètes mais aussi quelques artistes sont les plus nombreux à choisir cette dernière destination car ces pays offrent plus de similitudes culturelles que la France ou d’autres pays d’Europe. La langue castillane, parlée en Amérique Latine, a influencé avant tout le choix des écrivains et poètes. D’autres ont préféré rester au sud de la France, le plus près de leur pays dans l’espoir d’un retour prochain.
Des pays accueillirent également ces réfugiés espagnols, comme le Royaume-Uni ou l’URSS, mais cet exil fut beaucoup moins important.
Pour ceux qui choisissent de s’exiler en France, les camps restent le premier lieu où le gouvernement français décide de les envoyer. La France constitue un passage obligatoire. Certains tenteront de se faire connaître des autres compatriotes résidant à Paris, afin qu’ils puissent leur venir en aide pour les faire sortir des camps. Les artistes mais aussi les musiciens tenteront de regagner Paris, où ils ne pourront élire domicile légalement. Une grande partie d’entre eux ont déjà fait le voyage jusqu’à Paris au début du siècle pendant leur formation artistique. Contrairement aux écrivains, le langage artistique est universel et ne nécessite pas une parfaite maîtrise de la langue du pays . Ces derniers se rendront plus massivement vers les pays d’Amérique Latine. Mais la majorité des personnes parquées dans les camps de concentration est issue de la masse populaire qui n’avait pas assez d’argent pour s’exiler en Amérique Latine. Comme nous l’avons vu, les artistes connus et reconnus en Espagne et en France sont directement aidés par les anciens Espagnols qui avaient choisi Paris pour exercer leur art. Mais les artistes qui étaient encore trop jeunes pour être connus sont restés dans les camps. La plupart ont une vingtaine d’années et possèdent quelques bagages artistiques.
D’autres encore choisissent de retourner en Espagne, ne supportant pas la vie dans les camps. C’est d’ailleurs le cas de Jaume Pla : après avoir passé quatre mois au camp de Saint-Cyprien décide de retourner à Barcelone. Mais il passe quelques années caché chez des amis car son engagement dans les troupes du POUM pendant la guerre civile lui aurait coûté la vie. La guardia civil le recherchait activement . Il ne faut pas oublier encore ceux, comme Brugarolas qui fut interné à Auschwitz d’où il s’évadera, qui connaîtront les camps d’extermination nazis. Il consacre une série de ses peintures à ce thème (Pl.86 Pl.87). Le camp de Gurs, « camp de concentration » situé dans l’actuelle région du Berne, était partagé entre les exilés espagnols, les « indésirables » (les opposants politiques), les juifs allemands déportés du Pays de Bade et du Palatinat, et les gitans. Une voie ferrée non loin du camp était installée dans le but de permettre le transfert direct vers les camps d’extermination et en particulier celui de Mauthausen. (ANNEXE 7)


SECOND CHAPITRE : L’art dans les camps, entre militantisme et revendication


Dans cette partie, la majorité de la production picturale sélectionnée appartient à la production éditoriale. Elle concerne l’engagement politique, le désir de revendication et la contestation par rapport aux conditions de vie et d’injustice des réfugiés. Dès les premiers mois, de véritables organes de presse se constituent dans les camps. Ils sont la continuité de la presse syndicale et militante créée durant la guerre civile. Cette production éditoriale est associée à une production plastique, illustrations d’articles, dessins, caricatures très sommaires à cause de la censure et de l’autocensure.
L’étude de ces pratiques picturales doit se faire obligatoirement en lien direct avec le contexte, c'est-à-dire l’article auquel il se rattache, ainsi que les conditions particulières de réalisation. Une étude des dessins excluant la dimension historique et sociologique de création fausserait le sens et l’intérêt de la production.
De plus, pour la majorité des dessins étudiés, nous sommes en présence d’une création modeste dont la réalisation fut l’œuvre de réfugiés sans aucune connaissance de pratiques artistiques. L’intérêt réside alors davantage dans l’engagement, le sens que l’on veut donner à un dessin et la force qu’il peut renfermer, au-delà du temps, de l’espace et de l’art.


1- Militer dans un camp de regroupement

Si l’on considère que militer c’est œuvrer activement à la défense ou à la propagation d’une idée et/ou d’une doctrine, alors ces réfugiés militaient dans ces camps de concentration. Leur action peut renvoyer principalement à la défense de deux idées, le maintien des idéaux républicains et la volonté de trouver des occupations pour rester en vie et disponible physiquement et mentalement au combat.
Il faut rappeler que ces milliers de réfugiés ont été battus par les nationalistes. En dépit de tous leurs efforts et leur courage pour lutter avec peu d’armes comme des guerrilleros , ils doivent faire face à cet échec et fuir pour survivre. Mais une grande partie d’entre eux maintient l’espoir de revenir au pays et de reprendre le combat. Il est donc nécessaire de ne pas fléchir et de continuer la lutte telle qu’elle était menée en Espagne. La foi en leurs idéaux reste toujours vivante et devient le ciment fédérateur des exilés : continuer à lutter pour rester unis contre l’adversité. Le départ de ces républicains assure à la fois leur survie et celle de la République. Ils ont la sensation qu’ils portent en eux « l’Espagne républicaine », le gouvernement légitime, élu en 1931, mais malheureusement non reconnu par toute la population.
Il faut inscrire la lutte menée dans les camps, dans le prolongement des conflits de la guerre civile. Dans ce combat mené pour la défense de la République et de ses idéaux, la culture avait une place cruciale. Les républicains combattaient sous la bannière de la culture, considérée comme une arme pouvant repousser le fascisme. C’est d’ailleurs ce que souligne Geneviève Dreyfus-Armand :
L’une des spécificités de l’exil espagnol est que le combat politique se trouve dans le prolongement direct de la guerre d’Espagne, souvent associé à la sauvegarde d’un héritage historique et culturel ; de même qu’alors la lutte contre les nationalistes et leurs alliés fascistes s’était faite largement au nom de la défense de la culture, le combat de l’exil contre le franquisme revêt inévitablement un aspect culturel.

Par conséquent, dans les camps de regroupement, la culture continue à occuper une place importante et surtout à être associée à l’engagement politique. Les syndicats et organisations politiques se reconstituent dans les camps et certains comme le FETE et la CNT vont participer activement à la mise en place d’activités artistiques. Les étudiants et les enseignants deviennent à travers les journaux la voix des camps. La CNT organise des expositions artistiques dès les premiers mois de 1939.
Les réfugiés peuvent également vouloir militer pour la survie. Ce combat devient alors une lutte quotidienne pour la vie, pour occuper l’esprit et le corps. Dans l’esprit de la plupart d’entre eux, ces camps ne sont que transitoires. Leur retour au pays est imminent. Dans cette perspective, le maintien physique et moral est essentiel. La lutte contre le franquisme doit continuer et il faut être apte au combat. Pour cette raison, des expositions sont proposées dès les premiers mois dans les camps. Des cours de langue espagnole, française, de culture générale ainsi que des conférences sont organisés rapidement par les étudiants et le corps enseignant. Le sport fait aussi partie du programme de lutte contre l’inactivité.
De plus, comme nous l’avons déjà vu, la culture et l’art sont intimement liés à l’engagement politique. Le militantisme s’exerce par le biais de la création et cette création est, pour une partie, des réfugiés un moyen permettant de rester en vie. Je peux créer donc je vis. Mon corps et mon esprit sont occupés à faire autre chose qui permet d’oublier la réalité, l’éloignement de sa terre, l’horreur de la guerre civile.


2- L’action à travers la « presse de l’exil »

2.1 L’origine de la presse de l’exil

Sous le nom de « presse de l’exil » sont désignés les bulletins dactylographiés ou écrits à la main « publiés » dans les camps de regroupement. Leur tirage pouvait aller de trois à quinze exemplaires. Leur réalisation permettait d’informer les réfugiés d’événements produits à l’intérieur du camp mais aussi d’actualités extérieures plus ou moins proche, d’anecdotes, de conseils. Au travers des rubriques consacrées à des nouvelles ou des poèmes, les lecteurs pouvaient s’évader, aidés par les illustrations.
L’origine de cette production est à mettre en relation avec le développement de la presse durant la seconde République et développée pendant la guerre. Ce mode d’expression et de diffusion des pensées est le premier instrument de cohésion de groupe et de divulgation de la culture. Il est logique de le retrouver représenté dans l’immédiat de l’après guerre civile au sein des camps.
Mais l’élément fédérateur de tous ces journaux est leur projet commun de défense de la culture. Il ne faut pas oublier que ces réfugiés sont encore dans la dynamique du combat contre le fascisme, intensifiée avec la guerre civile. Ils luttent dans un premier temps contre le franquisme en Espagne, puis certains se rallient à la résistance française en tentant de lutter contre les nazis et le gouvernement collaborateur. Pierre Milza nous rappelle que « la lutte contre le fascisme s’est largement faite au nom de la défense de la culture, l’exil se veut aussi une résistance culturelle » . Dans le Boletin de los estudiantes d’Argelès-sur-Mer, les étudiants exposent leur engagement en se plaçant dans le prolongement des missions pédagogiques gouvernementales créées par la seconde République espagnole, proclamée le 14 avril 1931.

Boletin de los estudiantes, Argelès-sur-Mer, lundi 17avril 1939, N° 2 ( Pl.17) :
Etudiants du camp d’Argelès- sur-Mer, nous continuerons notre tâche de divulgation de la culture que nous avons commencée en Espagne, quand la Barraca et nos missions paysannes apportaient l’art à tous les villages de Castille et d’Espagne. Ce travail ne sert pas seulement à apporter des connaissances à nos réfugiés, à les distraire, il sert aussi à améliorer l’organisation du camp et il aide, en ce sens, les autorités françaises.(…)Une fois de plus les étudiants espagnols répondent présent à l’appel. En pensant à notre patrie et à ces milliers d’Espagnols qui vivent loin d’elle, chacun de nous doit être un conférencier un maître, un combattant, dans cette lutte pour la divulgation de la culture parmi nos réfugiés et l’amélioration de leur situation.

Cette mission, du nom de Barraca, s’inscrit dans un projet gouvernemental initié par décret en mai 1921. Depuis la fin du XIXe siècle, une politique d’éducation des masses commence à voir le jour. Elle doit permettre de pallier le retard conséquent de l’Espagne en matière d’éducation du fait du fort taux d’analphabétisme. Dans les années 1920, 1930, ces projets éducatifs s’intensifient et l’implication d’artistes tels que Frederico Garcia Lorca témoigne de l’importance et l’ampleur du projet. La mission Barraca ne voit le jour qu’en 1933 grâce à l’appui et l’implication de Ugalde et Frederico García Lorca. Elle prend la forme d’une troupe de théâtre et parcourt les deux Castilles, Aragón, Navarra, Levante et Madrid, apportant jusque dans les villages les plus démunis la culture des grands classiques du théâtre et les pratiques artistiques des avant-gardes .
Durant les premiers mois de l’exil, le gouvernement français met sur pied une véritable campagne de manipulation pour inciter les Espagnols à retourner en Espagne. Une motion de censure interdit aux journaux de convaincre la population à rester en France malgré les conditions de vie difficile. Cependant, les réfugiés trouveront alors des procédés détournés afin de montrer aux républicains l’accueil réservé par les pelotons d’exécution de Franco.


2.2 L’organisation et la composition de cette presse dans les camps

Cinq journaux de la « presse de l’exil » seront étudiés dans cette partie, Boletin de los estudiantes, Hoja de los estudiantes ( Pl.18), Profesionales de la enseñanza (Pl.19) et les deux revues d’art, Barraca (Pl.20) et Desde el Rosellón (Pl.21). Ces revues correspondent à différents regroupements d’individus comme les étudiants, les professeurs et les artistes. A travers ces journaux, tous cherchent une reconnaissance communautaire.
Les journaux, Boletin de los estudiantes et Hoja de los estudiantes sont les organes de presse écrits par les étudiants du F.U.E . La F.E.T.E s’occupe du journal Profesionales de la enseñanza. Tous les trois sont « publiés » dans les camps de Gurs, Argelès, Bacarès et le contenu des éditions varie en s’adaptant aux informations extérieures obtenues et aux événements spécifiques à chaque camp, tout en gardant une même structure.

Dans cette « presse de l’exil », on peut détacher deux types d’auteurs dans la production des dessins, les dessinateurs amateurs et les professionnels. Ils renvoient respectivement à des dessins de productions de qualités différentes.
Les premiers s’expriment dans ces journaux, en mettant en relation les articles avec une illustration. Leur production ne possède pas les qualités picturales et esthétiques des réalisations des artistes confirmés, mais leur intérêt n’est pas à négliger. Leurs dessins permettent d’illustrer les articles en mettant en relation le texte avec l’image, afin de rendre plus agréable la lecture des journaux et d’organiser la mise en page des articles. Mais peut-être qu’au-delà de ce souci illustratif se cache une volonté pédagogique permettant aux analphabètes, très nombreux, de cerner l’information essentielle.
Les dessins apportent également de nombreux renseignements, très précieux, comme l’importance accordée au combat pour faire perdurer la culture. A travers cette production, l’implication personnelle transparaît et se décline sous forme de lutte. Toutefois, dans certains dessins, comme nous allons voir, dans la partie qui suit, le souci de la perspective et des proportions témoigne de la connaissance des dessinateurs amateurs des règles du dessin.
Les dessinateurs professionnels sont surtout sollicités pour la réalisation des premières pages et des entêtes des journaux, l’illustration des poèmes et des nouvelles dans les pages de collaboration, qui demandent une maîtrise plus grande du dessin. Le dessinateur catalan Batista réalise plusieurs couvertures. Amichatis se consacre aux caricatures mais aucune ne nous est parvenue. Miguel Orts, dessinateur mais aussi écrivain s’adonnera à la caricature de ses collaborateurs (Pl.22). Il réalise aussi différents dessins pour le journal des enseignants et collabore également à la revue artistique Barraca.

Dans un désir de fidélité à la production des grands journaux, ces « feuilles volantes », comme les appelle Alberti , utilisaient les mêmes techniques et les mêmes formes de présentation. Les illustrations étaient faites au crayon de couleur où à la plume. Les pages étaient cousues ou agrafées avec un fil de fer.
Le matériel récupéré pour les dessins et les illustrations des journaux était assez réduit mais avec un peu d’inventivité, les artistes parvenaient à réaliser des dessins de bonne qualité surtout dans les revues artistiques, Barraca et Desde el Rosellon . Le travail de recollection réalisé par Miggie, représentante des étudiants, permettait de ravitailler les camps de matériel essentiel à l’élaboration des journaux, mais également aux classes et aux ateliers artistiques de fonctionner. Certains étudiants et artistes avaient pu garder avec eux dans les premiers temps de l’exil leur matériel de création. Des machines à écrire, des crayons, de la peinture avaient ainsi pu être introduits dans les camps.
Les illustrations des journaux étaient réalisées avec des crayons de couleur d’un panel assez large, des peintures assez diluées, sans doute de l’aquarelle. Pour les dessins plus précis ou les contours, les artistes optaient pour la plume ou le crayon noir. Mais ce qu’il faut surtout souligner, c’est la capacité d’inventivité dont ces réfugiés ont du user pour récupérer et réinterpréter le peu de matériel qu’ils pouvaient posséder. Les matériaux utilisés pour la construction des baraques sont détournés pour d’autres activités, comme les ardoises des toits qui servaient comme support pour l’écriture, lors des activités éducatives.

2.2.1 L’exemple du « Boletin de los Estudiantes »

Ces bulletins apparaissent dès le mois de février de l’année 1939 avec un premier numéro datant du 17 février 1939 au camp d’Argelès-sur-Mer. Ils sont tous élaborés selon un même schéma et dans l’esprit de la presse militante de la guerre civile. Une première page, illustrée par un grand dessin, présente le titre du journal et le lieu de « publication » (Pl.23). La deuxième rappelle le titre du journal, ceux qui la publient, le « FUE », le numéro de parution ainsi que la date. Toutes ces informations apparaissent insérées dans un en-tête. Sur cette même page, un long paragraphe expose le travail déjà réalisé par les étudiants dans le camp. Ce texte se veut mobilisateur, plein d’énergie et d’espoir pour la lutte contre le fascisme ainsi que la lutte quotidienne dans le camp (Pl.24). La rubrique suivante informe et présente un bilan du travail réalisé dans le camp en offrant certaines fois une ouverture vers les autres camps. Cette rubrique peut se prolonger avec des conseils de méthode de travail pour mener à bien un projet culturel et sportif. Selon les bulletins, le nombre de participants aux activités proposées est affiché (Pl.25, Pl.26, Pl.27, Pl.28). Le bulletin se termine en général par une rubrique consacrée aux collaborations. Une place importante est alors réservée aux illustrations ainsi qu’aux nombreux poèmes (Pl.29, Pl.30).
Un soin tout particulier est accordé aux en-têtes des journaux présentant les différentes rubriques comme par exemple celui du FUE, vu précédemment, présentant le sigle du syndicat étudiant accompagné d’un barbelé planté sur une colline (Pl.31). Le journal intitulé Profesionales de la Enseñanza en a également un, répété aussi au même emplacement d’un numéro à l’autre. Une lanterne associée à un livre ouvert et un encrier avec une grande plume forment les motifs du dessin, éléments symbolisant leur devoir d’éclairer et d’instruire la population. (Pl.32) D’autres en-têtes très originaux apparaissent dans les différents journaux des camps et témoignent d’un désir de création, malgré le peu de moyens (Pl.33 Pl.34 Pl.35 Pl.36).
Ces journaux sont en général dactylographiés et l’espacement entre les lignes et les dessins assez réduit, ce qui traduit le souci d’économie du papier. Quelques encadrés sélectionnent les articles majeurs ou bien les dernières nouvelles. Les dessins permettent de structurer l’espace et de donner du souffle à la composition.
La censure et l’autocensure sont présentes et pour cette raison, les articles ne doivent pas aller à l’encontre des directives établies par le gouvernement français. Il faut noter toutefois l’encouragement de ce dernier pour l’action culturelle mise en place au sein des camps. Ces bulletins délivrent quelques informations liées à la vie du camp et à la situation espagnole et internationale. Les sources proviennent des visiteurs officiels comme Miggie, représentante des étudiants, ou bien clandestins comme un des rédacteurs du F.U.E, Bosch, qui n’hésite pas à s’évader du camp pour collecter des informations ou bien en diffuser. Une ou plusieurs pages de collaboration clôturent le journal. De nombreux artistes, écrivains, poètes qui seront connus par la suite y participent et laissent ainsi une trace de leur présence dans ces camps comme Manolo Valiente (Seville1908- id.1991), et Josep Renau (Valence1907- BerlinEst1982). Manolo Valiente, artiste peintre, sculpteur, poète, va surtout s’exprimer à la sortie des camps. Il fera partie de l’école espagnole de Paris, côtoyant Aristide Maillol, Pablo Casals et Pablo Picasso. Josep Renau, peintre et affichiste, responsable en 1937 du pavillon espagnol à l’exposition universelle de Paris. Ses affiches et surtout ses photomontages inspirés de Georges Grosz et de John Heartfield véhiculent un message social dans un esprit très engagé.

Pour Serge Salaün, ces périodiques ont une double fonction. Ils informent les réfugiés sur des sujets d’actualité touchant aussi bien l’Espagne franquiste que la France et les relations internationales. Mais ils recouvrent aussi une fonction psychologico-idéologique en entretenant l’espoir et en mettant en évidence les élans de solidarité internationale .
Ces bulletins sont aussi un moyen d’affirmer son identité à travers l’appartenance à un groupe comme ceux des étudiants ; le FUE, des professeurs (Profesionales de la Enseñanza). Ils représentent un moyen de cohésion des groupes où peuvent se rencontrer des personnes provenant de mêmes noyaux ou de mêmes actions militantes. Cela devient un moment de témoignage, un lieu d’expression et de cohésion au sein d’un même groupe, nécessaire après un conflit tel que celui d’une guerre civile.

2.2.2 Une presse artistique : Barraca et Desde el Rosellon

Un groupe de douze artistes, peintres, dessinateurs, écrivains et poètes, occupants d’un même baraquement, se crée au camp d’Argelès et propose un nouveau journal artistique et littéraire: Barraca . Ce nom, vu précédemment, est chargé de sens et reflète l’implication militante des artistes, dont plusieurs participent également à l’illustration d’autres journaux de la « presse de l’exil » comme le F.U.E. Ils s’appellent José Atienza (texte), Carlos Conesa (dessin), Gilberto Corbi (dessin), Efrén Hermida (texte/ poésie), Jesùs Lantada (dessin), Isidro Llach Font, Serafín Moreno Villa, José Oncins, Carlos Pestaña, Valentí Rodriguez Gonzalez, Gumersindo Sainz de Morales, Francisco Valera de Pablo (poésie) . Ce journal bénéficie d’une plus grande liberté de rédaction, échappant aux censures imposées aux autres journaux. La dénonciation des conditions de vie, du manque de matériel et des problèmes liés à l’hygiène est assez récurrente. Ces revendications sont traitées sous forme de poèmes, de nouvelles ou de caricatures comme celles de Amichatis. Il écrit dans un des bulletins : « Le sable m’a pénétré corps et âme. Et j’ai envie de pleurer, pleurer, afin de sécher l’encre avec laquelle j’écris. Parce ce que je vais pleurer du sable » . Mais au-delà de cette recherche de dénonciation, la rédaction du journal s’inscrit dans une démarche de divulgation de leur activité artistique à l’extérieur du camp. Ces journaux sont distribués aux visiteurs et réussissent ainsi à passer les barbelés. Grâce à ces initiatives, ce groupe d’artistes s’est fait connaître à l’extérieur et a bénéficié de la reconnaissance et de l’amitié de Mme Peix, la propriétaire du Château de Valmy. Ils pourront quitter le camp pour s’installer dans une dépendance le 28 juin 1939 où ils poursuivront pendant quatre mois leurs créations. Leur activité éditoriale change de journal et présente alors : « Desde el Rosellón » de juillet à octobre 1939 .

3 - Les manifestations culturelles

3.1 Les expositions

Au camp du Vernet, durant l’été 1939, une exposition d’objets taillés ou créés à partir de fils barbelés voit le jour. A Septfonds, le 14 juillet 1939, quelques artistes espagnols présentent leurs œuvres à un concours national sur le thème de la prise de la Bastille. Dans une chronique de Boletin de los estudiantes , un article annonce l’ouverture d’une exposition de peinture, dessins et divers travaux au camp n°8 d’Argelès. Elle s’est ouverte, comme le précise le chroniqueur, « aux yeux et aux âmes de tous les réfugiés ». En exagérant sans doute un peu, il mentionne la présence de « milliers et de milliers de réfugiés, tout le camp » à cette exposition. Les œuvres d’artistes exilés tels que Lizárraga, Amichatis, Rosuero, Briones y sont accrochées.
Le Boletin de los estudiantes du 17 avril 1939 présente l’organisation de sept festivals à Argelès, parmi lesquels le festival commémorant l’anniversaire de la IIe République espagnole, le 14 avril 1939, qui connaît le plus de succès. Les artistes Adelita Carreras et Castellanos, ainsi qu’un groupe de flamenco et bien d’autres proposent leur contribution à ce festival. Dans un autre article présentant le plan de travail pour une baraque centrale de culture, il est mentionné qu’une baraque est prévue spécialement pour accueillir tous les travaux et œuvres d’arts pour réfugiés, nombreux et « d’une intéressante valeur artistique » .
Certains artistes parviennent à exposer à l’extérieur des camps, ainsi qu’à se faire connaître et obtenir des commandes. D’ailleurs, la presse de droite dénoncera ces actions en s’indignant contre ces pratiques qui, selon elle, nuiraient aux créateurs français en leur volant leurs acheteurs.
« On nous signale, est-il écrit dans le journal Somatent, de divers côtés qu’au moment où tant d’artistes peintres français réduits à la misère, quelques vagues artistes espagnols réfugiés dans les camps de concentration ont obtenu de multiples commandes et exécuté d’innombrables tableaux. Certain peintre, en particulier, spécialiste de portraits et spécialement de portraits d’enfants, aurait gagné une somme considérable dépassant le chiffre énorme de 100.000 francs. Que le snobisme ridicule ait sa part de responsabilité, c’est certain ; mais il y a des responsabilités plus précises, et ce sont celles que nous dénonçons et que nous ne cesserons de dénoncer. Il est intolérable que des artistes étrangers viennent prendre le pain des artistes français. »

Des artistes espagnols parviennent à se faire connaître à l’extérieur et des expositions ont lieu à Paris et Perpignan. Pierre Izard, l’adjoint au maire d’Argelès fait construire de sa propre initiative une baraque pour accueillir les expositions de peinture. Il faut rappeler qu’il était également négociant en bois et chargé de la construction des premiers baraquements. A la fin du mois de mai 1939, le maire d’Argelès organise une soirée au profit des œuvres de bienfaisance de la commune « avec le concours des artistes espagnols des camps » .

3.2 Les activités culturelles, éducatives et sportives

La « culture » et le « sport » sont sans doute les deux termes les plus utilisés dans la rédaction des Boletin de los estudiantes. Ces documents sont très précieux car ils permettent de mettre à la lumière ces activités qui, sans leur existence, seraient certainement inconnues.
Le sport est toujours associé à l’activité culturelle. Il participe au maintien de la santé physique et morale, tout comme les activités culturelles. La délégation de la culture et du sport est créée dans cette perspective. En théorie, chaque camp possède une baraque de la culture ainsi qu’un terrain de sport, permettant l’exécution du projet culturel.
Ces activités artistiques se déclinent sous différentes formes et sont assez variées. Des cours de français, d’anglais ainsi que d’autres langues sont donnés. Un grand nombre de réfugiés participent aux cours de soutien et d’alphabétisation, permettant ainsi de réduire le nombre important d’analphabètes (ANNEXE 8, 9). La rédaction des journaux rythme la vie dans les camps. Des récitals de poésie sont prévus le soir dans les rincones de lectura, les coins de lecture, dans les baraques de la culture. Des « livres » sont même réalisés comme celui du « Romancero gitano » de Federico García Lorca ainsi que des recueils de poèmes et de caricatures. Des festivals et des expositions sont organisés à l’intérieur et à l’extérieur des camps. Un grand nombre de réfugiés participe à ces activités qui dépassent le simple cadre des artistes et touchent tout le camp (ANNEXE 10).

Un grand nombre de ces activités est présenté et commenté dans la presse. Certains articles sont consacrés à l’examen du travail réalisé dans les différents cours et donnent également le nombre de participants aux conférences, festivals, ateliers d’art. Les dessins qui accompagnent ces rubriques permettent d’illustrer l’article et indiquent rapidement aux lecteurs son contenu.
Chaque venue de Miggie, représentante des étudiants espagnols, est considérée comme un événement majeur et une place dans le journal lui est toujours réservée. Elle amène avec elle des livres, des cahiers, des crayons, des ardoises, du savon, des ballons, et informe également les étudiants des dernières nouvelles. Différents dessins illustrent ces venues, comme celui exécuté rapidement, la représentant avec beaucoup de livres dans les mains (Pl.25). Le dessinateur a sélectionné deux éléments symbolisant Miggie, sa coiffure et des livres afin que tous puissent la reconnaître du premier coup d’œil. Un autre dessin esquisse son visage toujours souriant (Pl.37). Ses venues permettent aux camps de se réapprovisionner en matériel culturel et sportif, ce qui tient une place primordiale.
Un dessin illustre bien l’intérêt suscité par l’annonce de l’arrivée d’un camion plein de matériel culturel (Pl.38). Son auteur devait être un amateur plein d’humour. Il anthropomorphise le camion, en le représentant en train de fumer la pipe. Avec toutes ces couleurs, le dessin paraît enfantin, à un détail près, le souci de perspective.
Ces dessins ont une fonction illustrative. Ils permettent de comprendre d’emblée le message passé dans l’article d’un simple regard. Ces feuillets deviennent plus attractifs. Le plus souvent, ils sont traités avec beaucoup d’humour permettant à leur auteur de s’amuser et d’apporter une touche de gaîté.
Une véritable stimulation culturelle se ressent à travers les différents articles. Dans ces camps, rien ne se perd, tout se transforme et avec une grande dose de créativité, des morceaux de toile goudronnée restant de la construction des baraquements sont utilisés pour la fabrication d’ardoises (Pl.39). Cet article est accompagné d’un dessin représentant une ardoise où apparaissent des chiffres. L’usage de l’ardoise comme support pour l’écriture lors des cours se comprend d’emblée. Comme un nouvel appel aux lecteurs, à leur implication dans les activités culturelles, cet article cache aussi la pénurie de matériel dont ils sont victimes.
Les autorités françaises encouragent les initiatives culturelles. En théorie, il existe dans chaque camp une « commission générale de culture et de sports » et une « baraque de la culture ». L’annonce de la construction d’une nouvelle « baraque de la culture » à Argelès-sur-Mer au camp n°5 est reçue avec beaucoup d’enthousiasme, et un article annonce le jour de son inauguration ainsi que le programme des activités prévues. Un dessin humoristique fait écho à cette nouvelle. Il représente la baraque en question sous des traits anthropomorphiques fumant la pipe avec un livre à la main (Pl.40).
Il est essentiel de maintenir l’esprit et le corps en activité et dans cette optique, le sport prend une place primordiale dans les camps. Dans un des dessins réalisés dans le journal Boletin de los estudiantes, le dessinateur a représenté en fond de l’article le projet culturel mené au camp d’Argelès. Il s’agit de la construction d’une « baraque de la culture » et d’un stade. Le dessin met en image le projet en associant à la reproduction de la baraque un livre ouvert, et au stade une perche et un disque. Le but de cette représentation, au-delà de son coté illustratif, est de donner au lecteur une idée de l’ampleur du projet. L’article y fait d’ailleurs allusion : Un plan de travail a été élaboré et approuvé sans réserve par les autorités espagnoles et, en principe, par les autorités françaises. Nous le reproduisons ci-dessous (Pl.26). La perspective est respectée pour la représentation de la baraque, du livre ouvert et du disque, tandis que le stade est symbolisé par deux grands ovales parallèles.
Dans une page consacrée au sport, toujours dans le même bulletin, deux dessins sont associés à deux articles (Pl.41). . Le premier dessin, traité de façon humoristique, représente un poussin sur une barque s’amusant dans la mer. Au loin, apparaît un bâtiment et l’on devine une personne allongée sur la plage. Aucune relation ne peut être faite avec l’article qui l’accompagne, si ce n’est l’esprit de joie apporté par le printemps. Mais ce n’est pas le cas du second dessin qui illustre bien la rencontre de football commentée dans l’article. Le dessin a du être réalisé par un amateur au regard du traitement des personnages. Les quatre personnages du fond sont schématisés de la façon la plus commune par de simples traits pour suggérer le corps et un cercle pour la tête. Au premier plan apparaissent un goal réalisant un grand geste pour récupérer le ballon et un autre personnage se trouvant au sol. Ces deux dessins sont uniquement décoratifs et permettent de rendre la lecture plus attractive.


4- L’action à travers les productions artistiques individuelles

Le deuxième type de productions réalisées dans les camps renvoie aux créations exécutées par des personnes qui, à leur entrée dans les camps, maîtrisaient le dessin et la peinture. Ces artistes militent de différentes manières. Ce n’est pas un militantisme politique clair et visible mais plutôt une façon de refuser l’état actuel des choses. Des symboles politiques sont visibles dans des détails et font directement référence à la lutte menée durant la guerre civile et bien entendu prolongée dans les camps. Il faut cependant décrypter les dessins. Ils vont user d’artifices afin de faire passer le message de façon détournée, car il ne faut pas oublier la censure opérée dans les camps. Ces artistes ont choisi l’art comme arme pour s’exprimer et continuer à vivre. Leur militance réside dans le fait même de peindre et dessiner.

Des artistes vont avoir recours à l’ironie et au décalage afin de faire passer un message sans éveiller les soupçons. C’est le cas de Josep Franch-Clapers (cf. pp.69-72), jeune artiste catalan poussé sur le front durant la guerre civile et contraint à l’exil en 1939. Il est interné au camp de Saint-Cyprien puis au camp de travail de Saint-Rémy. Dans une série de dessins exécutés dans les camps, il associe à chaque image un texte, en prenant une distance ironique pour décrire la situation. Il existe un décalage entre le texte écrit sous forme de prose, « Soudain, une infinité de poteaux de fils barbelés nous indique le camp, dans ce paysage, toujours vert, des Basses-Pyrénées », le dessin, un fil barbelé traversant un paysage sous un ciel nuageux et sombre, et la réalité des camps (Pl.42). Un autre dessin de la même série décrit l’accueil des exilés dans les camps en France (Pl.43). Le texte indique : « …le drapeau du pays qui nous accueille ondule à l’entrée … ». Il fait référence, à travers le drapeau, à la nation républicaine française, considérée jusqu’alors comme un exemple pour les républicains espagnols. Quant au dessin, il présente une grande perspective suggérée par le tracé d’un grand chemin qui coupe la composition en deux parties. Le chemin commence au premier plan, s’étend à perte de vue, ne marquant aucune fin au camp. Au-dessus du camp dominent le ciel et ses nuages anthropomorphisés, comme si la fin de l’horizon menait à ce géant qui attend les réfugiés les bras ouverts. Le chemin partage le dessin en deux grandes parties. Les bâtiments se trouvent de part et d’autre de l’allée comme des portes successives menant à l’antre du diable. Le décalage est manifeste entre le texte faisant référence à la France accueillante et le dessin angoissant décrivant l’entrée des réfugiés en enfer.
Quelques détails dans d’autres dessins font référence à la lutte menée durant la guerre civile. Josep Franch-Clapers représente dans un de ses dessins des personnages avec les bras levés et les poings fermés, portant le foulard autour du cou (Pl.44). Ces éléments sont symboliques et représentent des clins d’œil à l’engagement militant. Dans un de ses dessins, l’artiste Pierre Daura (Minorque 1896- Virginie 1976) réalise un autoportrait où il se représente avec le foulard rouge autour du cou et un bonnet portant l’étoile rouge communiste (Pl.45). Tous ces éléments sont autant de signes cachés, symbolisant la continuité de leur lutte. En 1939, le concours pour les 150 ans de la prise de la Bastille est un nouveau moyen donné à ces réfugiés pour exprimer leurs idées républicaines à travers le plus grand symbole existant de la lutte pour la construction de la République.
Le désir de constituer un témoignage en vue de dénoncer les conditions de vie dans les camps peut aussi représenter une forme de militantisme. L’artiste Josep Bartoli, (cf : pp.73-75) présenté plus longuement dans la partie consacrée au témoignage, est un des exemples les plus significatifs de cette forme de contestation.

Une création plastique entre témoignage et art

PREMIER CHAPITRE : Le témoignage : l’artiste comme témoin d’une histoire vécue


Les productions artistiques réalisées dans les camps ne peuvent être étudiées uniquement sous un angle artistique. Les réalités qu’elles renferment dépassent largement la sphère de l’art. Pour cette raison, le recours à d’autres disciplines des sciences humaines telles que l’histoire est indispensable. Ces productions, bien qu’étant des créations plastiques, sont également des témoignages historiques. L’artiste a produit un témoignage en utilisant le médium qui lui semblait le plus approprié pour lui, l’art. L’étude de ces productions amène sans cesse à se positionner soit d’un point de vue historique en les considérant comme des témoignages, soit du point de vue de l’histoire de l’art en les voyant comme des productions artistiques.
Dans cette optique, cette partie se veut comme une passerelle entre l’histoire et l’histoire de l’art afin de rendre compte au mieux de la valeur de ces productions, aussi bien dans leur forme que dans le sens qui leur est donné par chaque artiste.


1- Le temps du témoignage

Quelques artistes ont laissé une trace de leur présence dans les camps à travers la production de dessins et de peintures. Il peut s’agir soit d’une production exécutée à « vif », c'est-à-dire dans les camps, soit d’une production de « mémoire », réalisée à la sortie des camps dans un laps de temps plus ou moins long. Il est important de bien marquer une différence entre ces deux moments de création.
Pour le premier, le temps d’expression se situe au même moment que l’événement représenté. Le recul ne peut être fait et par conséquent l’émotion retranscrite est brute, à fleur de peau.
Pour le second temps de création, celui qui a lieu à la sortie des camps, l’artiste sollicite sa mémoire et avec elle sa part d’oubli et d’interprétation. C’est ce détachement par rapport à la réalité qu’il est intéressant d’étudier dans des productions artistiques.

1.1 Le témoignage à « vif »

Afin de pouvoir réaliser des dessins et des peintures, il faut, avant tout, réussir à obtenir du matériel dans le camp. Parfois le matériel utilisé est très ordinaire, simple feuille et crayon de papier. C’est le cas de Jaume Pla. On peut penser qu’obtenir ce genre de matériel semble être encore possible dans une baraque de la culture ou auprès des organisations étudiantes comme le FUE. Mais pour d’autres, l’utilisation de peinture gouache et même de peinture à l’huile sous-entend un contact indispensable avec l’extérieur- cela a dû être le cas de Josep Franch-Clapers qui utilise à partir de 1940 la peinture à l’huile. Peut-on dire pour autant que si un artiste voulait vraiment dessiner, il pouvait trouver le matériel nécessaire et que le fait de ne pas avoir dessiné se trouve ailleurs? Cette question soulève le problème de la capacité psychique et mentale nécessaire pour entreprendre une création artistique dans cet univers. Il faut avoir gardé une disponibilité psychique permettant de s’évader, de se dégager de la vie quotidienne afin de trouver les capacités pour entreprendre une démarche artistique.
Deux grandes réactions peuvent être à l’origine de ce besoin de créer. La première serait celle de créer afin de fuir la réalité du quotidien ainsi que les problèmes liés à l’exil comme le retour incertain dans le pays d’origine. C’est ce que François Cochet qualifie de « bulle d’oxygène proche du rêve » en parlant de la création dans les camps de concentration nazis.
La seconde serait la capacité de créer dans la perspective d’entreprendre une véritable thérapie contre l’univers du camp . Cette action ne se fait pas dans un désir de fuite mais bien au contraire dans une recherche de catharsis. C’est dans cette démarche que peut se créer l’envie de fournir un témoignage pour l’extérieur. L’artiste arrive à un tel détachement, à une telle capacité d’extraction qu’il est capable de se projeter et de concevoir son expérience comme quelque chose qui se doit d’être témoigné.
Une troisième motivation pourrait expliquer le désir de création dans un camp de regroupement, indépendamment de l’envie de fuir la réalité quotidienne ou de celle d’entreprendre une thérapie. Un artiste a besoin de peindre, de dessiner comme il a besoin de respirer. Bien qu’il soit enfermé dans un camp, son besoin de créer est si fort qu’il peut le faire même dans de telles conditions. Teresa Camps Miro , donne une première explication à la présence d’un art dans les camps en soulignant qu’il s’agit d’artistes. Ils dessinent et peignent car ils l’ont toujours fait .
Gabriel Celaya, poète espagnol de la generación del 27, nous propose dans un poème intitulé La poésie est une arme chargée de futur une lecture de la relation étroite et vitale existant entre l’artiste et sa création à travers la poésie :
Poésie pour le pauvre, poésie nécessaire
Comme le pain de chaque jour,
Comme l'air que nous exigeons treize fois par minute, pour être et tant que nous sommes donner un oui qui nous glorifie


Certains artistes, comme Josep Franch-Clapers, se sont senti investis d’une mission : être les garants de la mémoire des camps et pouvoir témoigner de l’expérience concentrationnaire à travers les dessins. Ils deviennent par conséquent le relais avec l’extérieur. Comme toujours, l’artiste est le passeur entre deux mondes, le nôtre et celui de l’indicible.
C’est dans cette démarche que Josep Franch-Clapers commence dans le camp à rédiger un livre illustré relatant des épisodes de son expérience, de la Retirada à son transfert dans le camp de travail de Saint-Rémy. Ce livre se compose de dix-huit chapitres avec, pour chacun d’eux, une peinture, un dessin au crayon noir ainsi qu’un texte en catalan et traduit en français. Deux pages de garde ont été réalisées pour ce projet. Sur l’une d’elle, Josep Franch-Clapers choisit le titre très significatif « histoire vécue, camp de concentration. Gurs, 1939 » (Pl.46 et Pl.47). Il prend d’emblée la position de témoin et cherche à raconter son expérience. Le format livre est d’ailleurs assez significatif. On retrouve dans ses productions une volonté de communiquer son expérience et de toucher un grand nombre de personnes.
D’ailleurs, dès sa sortie du camp, l’artiste cherche à exposer afin de poursuivre sa démarche de divulgation. Sa première exposition en France a lieu à Paris à la galerie de la Boétie du 5 mai au 3 juin 1946. Elle est soutenue par le président de la Generalitat de Catalunya, Josep Irla, et présentée par le critique Jean Cassou qui écrit une lettre d’introduction au catalogue d’exposition (ANNEXE 11). De nombreuses autres personnalités de l’époque, comme Picasso, s’y rendent. Après la guerre, Josep Franch-Clapers décide de poursuivre son activité artistique, mais il s’oriente vers l’art mural et, en 1963, il obtient la médaille d’or de la Chambre des Métiers à Paris. En 1987, en s’appuyant sur les dessins réalisés dans les camps, il décide de reproduire les dessins en mosaïques sur des grands formats. (ANNEXE 12) Des années après cette expérience concentrationnaire, Josep Franch-Clapers décide de traiter encore une fois du sujet comme si tout n’avait pas été dit ou bien pas assez entendu. En 1997, il décide de faire une donation de sa production réalisée dans les camps aux archives de Catalogne afin de montrer qu’il n’a pas oublié sa terre natale. L’artiste espère également une reconnaissance de la Catalogne pour son travail artistique réalisé en exil. Le seul ouvrage découvert dans mes recherches sur cet artiste est un catalogue d’exposition édité en catalan, dans lequel est présentée une grande partie du fonds associée à une rapide biographie . L’article d’introduction, écrit par Josep Benet, ancien directeur du centre d’Histoire Contemporaine de Catalogne, s’intitule « Franch-Clapers, témoin d’une tragédie ». Mais Josep Franch-Clapers reste souvent cité dans de nombreux ouvrages sur le thème de l’exil républicain de 1939. Depuis juillet 2005, un centre de la mémoire est ouvert dans la ville natale de l’artiste, à Castellterçol, en Catalogne. Ce musée regroupe de nombreux tableaux et dessins exécutés par l’artiste, mais il consacre aussi quelques salles à la production picturale exécutée durant la guerre civile et dans les camps de regroupement.

La démarche de l’artiste Josep Bartolí peut aussi s’inscrire dans une recherche testimoniale face à l’horreur qu’ont enduré les espagnols réfugiés. Il poursuit dans les camps son engagement en tant qu’artiste militant à travers la création d’une série de dessins exécutés en cachette. Durant son exil en France de 1939 à 1942, il est interné dans différents camps desquels il ne cessera de s’évader : les camps de Manere, de Rivesaltes, de Saint-Cyprien, d’Adge, puis l’hôpital de Perpignan d’où il s’enfuit. Il reste aussi quelques temps dans un camp près de Bordeaux, puis dans le camp de « redressement » de Bram pour ensuite s’enfuir d’un train allemand à destination du camp de concentration nazi de Dachau. Avec une telle expérience des camps, sa rage de décrire et surtout de montrer à tous cette réalité n’a fait qu’augmenter. Ses camarades le soutiennent avec ferveur en le cachant quand il dessine. Josep Bartoli, à travers les dessins, participe à leurs yeux à la création de la mémoire collective, et devient celui qui révélerait au grand jour leur enfer. Il se doit de le faire, non pas pour lui mais pour eux, ceux qui ne peuvent s’exprimer.
Il dessine sur tous les supports papiers qu’il peut se procurer et les cache sous le sable des camps de la plage. Au départ, il ignore ce qu’il en fera véritablement, mais peu à peu lui vient l’idée d’en faire un livre. Pour ce faire, il lui faut quitter les camps et la France, comme il l’explique en 1943 : « Je suis venu en Amérique seulement pour écrire mon livre. C’est un devoir que j’ai envers ces yeux vitreux de moribond, qui tant de fois m’ont demandé de raconter pour un jour savoir comment ils trouvèrent la mort dans ces baraques en bois pourri, sous la cruauté des gendarmes » . Dès son arrivée au Mexique, il présente pour la première fois ses dessins dans une exposition célébrée au palais des Beaux Arts de Mexico en 1943 . Peu de temps après, en 1944, avec l’aide de Molins I Fabrega qui en écrit les textes, il publie le livre intitulé « Campos de concentración 1939-194… » dans lequel il présente son témoignage iconographique.(ANNEXE 13)
Le désir de témoigner fait naître des vocations d’artistes dans les camps. C’est le cas de Joan Call (1914-2002) qui débute sa carrière de caricaturiste dans les camps pour la presse. (ANNEXE 14) Rien ne le prépare à devenir par la suite le caricaturiste de la presse de l’exil à Toulouse. Il commence sa carrière d’instituteur à Barcelone mais pendant la guerre civile, il est recruté dans les rangs des maîtres instructeurs de la 26e division. Il est contraint à l’exil en 1939 et interné dans le camp du Vernet en Ariège jusqu’en 1942, d’où il est transféré dans un camp de travail au Cap Ferret . A sa sortie des camps, il s’installe dans les environs de Toulouse. Il trouve un emploi comme caricaturiste pour la presse de l’exil, la dépêche du Midi et la CNT devenant CENIT par la suite . Joan Call se place dans la lignée directe de la presse militante de la guerre civile d’un point de vue formel, mais également dans un même humour sarcastique envers le général Franco. Ses caricatures rappellent celles réalisées durant la guerre civile par des caricaturistes comme Jacint Bofarull ou bien Luis Bagaria. Le premier était dessinateur pour le journal Mi revista (Pl.48) et le second pour Criticón (Pl.49). En comparant les dessins réalisés par Call après la sortie des camps, pour la CNT et la caricature de Jacin Bofarull, il est intéressant de remarquer la critique dirigée contre le général Franco et l’Eglise, complices dans les fusillades des opposants (Pl.50). Jacin Bofarull va même jusqu'à changer la croix latine représentée sur l’église en croix nazie. La caricature de Franco trouve ses traits particuliers : un personnage de petite taille, avec quelques cheveux frisés, un long nez recroquevillé, un visage rond et de grandes cernes sous les yeux. Call reprend dans ses caricatures les mêmes traits utilisés pendant la guerre civile pour représenter le dictateur. Il mêle à ses dessins un ton très ironique comme sur la caricature où Franco, habillé en instituteur, donne un cours dans une classe et demande à un enfant de lui dire quelle est la capitale de l’Espagne. L’enfant lui répond : Toulouse (Pl.51).

Mais il est clair que tous les artistes n’ont pas voulu de façon volontaire produire une œuvre testimoniale. Ils ont peint, dessiné car ils l’ont toujours fait. Ils ne peuvent vivre sans. L’artiste Jaume Pla, en dessinant les portraits de ses camarades et ses autoportraits, n’a pas cherché à se placer comme témoin. Il a continué à peindre car c’est une activité qui lui permettait d’exister en tant qu’être humain et de plus, celui lui conférait une reconnaissance sociale. Ces dessins feront l’objet d’une exposition à Barcelone, des années après sa sortie des camps . Mais avec le recul, il écrit dans ses mémoires qu’il aurait voulu saisir sur papier ce qu’ont été ces camps. Il le regrettera d’ailleurs mais il précise que les conditions climatiques à l’extérieur du baraquement étaient telles qu’il ne pouvait en sortir.

1.2 Le témoignage de « mémoire »

Certains artistes comme Hilarion Brugarolas attendront la sortie des camps pour reprendre leur activité artistique et ainsi fournir un témoignage de leur expérience concentrationnaire. Ils portent un regard sur les événements passés, regard, empreint de subjectivité et d’interprétation. Il faut par conséquent étudier ces œuvres en prenant en compte plusieurs facteurs, comme leur âge au moment de leur entrée dans les camps, mais aussi leur formation initiale en Espagne, le lieu où ils ont élu domicile après 1945, en France ou en Espagne. Tout cela aura une incidence directe sur leur production. Si les artistes décident de repartir en Espagne, la plupart d’entre eux sera privée de sa liberté d’expression et connaîtra l’exil intérieur.
L’artiste construit son passé, décrit dans ses œuvres à « la lumière de la suite de son histoire et en fonction de son présent » comme nous le rappelle Robert Frank, historien spécialiste des interrogations soulevées par la mémoire en histoire. Le témoignage iconographique que nous livre l’artiste, et par conséquent sa vision des événements, est un élément très intéressant pour une étude en histoire de l’art. L’artiste Hilarion Brugarolas attend les années 1960, 1970 pour entreprendre une série de peintures autour du thème des camps de concentration. Ce moment est décisif dans sa reconstruction personnelle. Une telle démarche dans l’immédiat après-guerre aurait été inimaginable pour lui. Le temps donné à la mémoire pour qu’elle puisse se reconstruire est différent pour chacun. Mais il est indispensable afin de créer le fil conducteur entre le passé et le présent. Pour cela, la mémoire sacralise le passé en vue d’aider l’individu à vivre. Ce n’est pas une négation du passé mais une interprétation. Robert Frank définit la fonction de la mémoire comme une construction ou une reconstruction de l’identité.

Hilarion Brugarolas (Barcelone1901-Toulouse1996) fait ses débuts en peinture en Catalogne, sous la tutelle de son maître Vicente Albarranch, spécialiste en peinture de paysage. Quand la guerre éclate, il s’engage dans les troupes républicaines et en 1939, il est contraint de quitter sa terre natale pour la France. Dès son arrivée, il est interné au camp de Septfonds, puis, durant l’occupation allemande de la France, il est envoyé à Dachau et ensuite déporté à Auschwitz comme main d’œuvre. Un mois après son arrivée, il réussit à s’évader et il retourne en France, dans la région toulousaine. En 1955, les conditions matérielles et morales lui permettent de reprendre la peinture qu’il avait délaissé depuis 1936 en Espagne. Mais il faut attendre l’année 1965 pour qu’il entreprenne la série de peintures sur les camps de concentration.

L’artiste Joan Jordà, né à Sant Felui de Guíxols en Catalogne le 3 septembre 1929, n’a que dix ans quand il arrive dans les camps de regroupement. Installé en 1945 avec sa famille à Toulouse, il commence très tôt à suivre les cours dispensés en section libre à l’école des Beaux-Arts de Toulouse. Il sera un des membres fondateurs du groupe CAPT , un collectif d’artistes réunis pour se faire connaître en France, et qui compte dans ses rangs plusieurs artistes espagnols de l’exil républicain.
L’artiste est étudié, dans le cadre de ce travail, en tant qu’artiste de l’exil. Or, il n’a que dix ans quand il quitte l’Espagne et débute sa formation artistique plusieurs années après, à Toulouse. Mais en quoi son activité artistique peut-elle être rapprochée à celle d’un artiste espagnol de l’exil ? Cet artiste fait partie de ce que l’on peut appeler la seconde génération des artistes de l’exil. Ses références culturelles renvoient à la fois à son éducation en France mais aussi à l’héritage de la culture espagnole et catalane, transmis par ses parents. Sa culture est le produit d’une acculturation. Le processus d’acculturation résulte d’un contact continu et direct entre des sociétés différentes, entre des groupes d’individus de cultures différentes et qui entraîne une modification des deux cultures. L’acculturation s’accompagne toujours d’une déculturation mais dans le cas de Joan Jordà, l’artiste a cherché, à travers ses références artistiques, à renouer avec sa terre natale. Cependant, il est conscient qu’il n’aurait jamais pu avoir, en Espagne, la possibilité d’entreprendre une carrière artistique. Dans l’immédiat après-guerre, selon l’artiste, la France offrait une vie meilleure aux exilés que l’Espagne. La réaction de l’artiste face à l’exil, dans une définition sociologique, est vue comme « synthétique » puisqu’il se reconstruit à partir des deux cultures.
De nombreux dessins de Joan Jordà font référence aux maîtres de la peinture espagnole comme Vélasquez. Il ne réalise pas particulièrement un hommage à cet artiste, mais cherche à pénétrer dans l’univers de Vélasquez (Pl.52). D’autres dessins encore renvoient à la période cubiste de Picasso (Pl.53).
Joan Jordà est dans une quête incessante de l’universel. Il ne veut en aucune façon introduire une dimension anecdotique à ses tableaux puisque ce serait les intégrer dans un espace et un temps donnés. Pour cette raison, dans la série des bombardements, il fait une allusion lointaine à son vécu mais ne souhaite pas rattacher ces événements à un moment précis de son histoire. Il dit à ce sujet :
En ce moment, ce sont des bombardements : résurgence d’un vécu lointain transmuté en langage plastique, interprétation de faits qui continuent d’exister .

Placer ces événements dans un temps précis consisterait à les réduire, puisqu’il est conscient que la barbarie humaine continuera d’exister.
Joan Jordà a réalisé également des crucifixions mais il ne les appelle pas ainsi, il préfère les nommer les « personnages cloués » (Pl.54). Ce sont pour lui des images de la folie humaine, la matérialisation de la souffrance d’un homme à cause des autres. Il s’écarte totalement du sujet religieux.

Tous les artistes de l’exil n’ont pas fourni un témoignage iconographique direct de leur expérience dans les camps de regroupement ni même de leur exil. Ce silence n’est pas à considérer comme un oubli mais comme une façon de vivre avec son passé. Beaucoup d’entre eux ont peint des natures mortes comme Manuel Camps-Vicens (Pl.55) ou bien des paysages comme Rodolf Fauría-Gort (Pl.56). Ils ont été motivés par le désir de sortir du vécu, de marquer une distance avec leur passé. C’est peut-être parce qu’ils peignent des sujets très différents comme des paysages et des natures mortes, et qu’ils ne font aucune référence à leur situation d’exilé, qu’ils sont dans une préoccupation de leur passé. Comme le rappelle Joan Jordà à propos de cette démarche :
« En ces temps-là, nous étions matériellement de vrais pauvres, mais riches de tant de choses vécues qui, au lieu de tuer en nous la naïveté n’avaient fait qu’exacerber l’aspiration à une existence calme et harmonieuse. Peut-être y aurait-il une explication à la production essentiellement de paysages chez ces peintres, par un besoin de retrouver la nature apaisante et consolatrice » .

Mais un élément les rassemble tous, c’est l’envie de créer en dépit de tout. Dans une grande précarité, après avoir exécuté le travail journalier qui leur permet de survivre, à la lueur des bougies, ils entreprennent leur activité d’artiste qui leur permet, elle, de vivre.
Pour comprendre la peinture de ces artistes, il suffit de tourner le tableau. C’est là, c’est de ce côté où se joue le drame, où se trouvent la poésie et la noblesse de ces hommes. C’est en manipulant les toiles de la plupart de ces peintures que la précarité de notre exil m’est revenue en mémoire et j’avoue avoir été bouleversé par l’envers du décor. La plupart de ces toiles sont tendues sur des châssis « maison », fabriqués de bric et de broc après les heures de durs travaux .


2 Les conditions de création et de réception des témoignages iconographiques

Le sens donné à une création n’est pas le même si l’artiste envisage ou non d’exposer, ou du moins de donner à voir sa production. C’est ce qui différencie le témoignage iconographique de la simple production artistique. Le moment de création de ce témoignage est essentiel. Si l’artiste est dans le camp, sa liberté d’expression et ses possibilités matérielles sont, bien entendu, beaucoup plus réduites qu’à l’extérieur. Un autre élément important est à prendre en compte : la différence entre le temps du vécu et le temps du dicible. Ces deux temps s’expriment à des moments différents.
Le lieu de réception de son œuvre détermine aussi son intention de constituer un témoignage iconographique. Durant le temps de la dictature franquiste, l’artiste ne pourra pas exposer en Espagne ses productions réalisées dans les camps. Il peut le faire uniquement dans les pays d’accueil comme la France ou bien en Amérique Latine. Il devra attendre la fin du régime, qui l’a fait fuir, pour revenir en Espagne ou pour sortir de son exil intérieur.

Jaume Pla constitue ce que l’on peut appeler une production artistique dans les camps. Il ne cherche pas à constituer un témoignage, pour dénoncer, à ses contemporains et aux générations futures, les conditions inhumaines de détentions vécues par les réfugiés. Il ne réalise que des portraits et des autoportraits. Aucun renseignement sur les conditions de vie n’est donné. Il isole ses modèles. Seules les attitudes léthargiques des personnages ainsi que l’égarement ressenti dans leur regard peut donner lieu à une étude psychologique, illustrant la perte d’identité. Cet élément permettrait de constituer un témoignage de l’état psychologique des internés. Ce n’est que des années plus tard, attendant la fin de la dictature, qu’il envisagera d’exposer à Barcelone ces quelques dessins et d’écrire en 1991 une biographie où il raconte son expérience de l’exil et des camps. Il choisit l’écriture comme moyen d’expression pour revenir sur cet événement et non le dessin ou la peinture. Jaume Pla n’a pas bénéficié d’un climat propice à l’exposition de ses dessins puisqu’il retourne en Espagne après son évasion des camps en 1939. Même dans les camps, quand il dessine, il ne perd pas de vue son retour en Catalogne. Au risque de se faire fusiller, il préfère franchir la frontière et rester cacher plusieurs années dans la famille de sa fiancée.
Dans une démarche totalement opposée, Josep Franch-Clapers se place d’emblée comme témoin en donnant, à travers l’art, un témoignage du drame de l’exil et des camps. Les techniques de production ainsi que les thèmes sont très variés. Il cherche à fournir un témoignage complet de son expérience concentrationnaire. Josep Franch-Clapers, à la différence de Jaume Pla, n’a pas choisi de retourner en Espagne et est resté en France. Comme nous l’avons vu précédemment, dès 1947, il expose pour la première fois ses productions réalisées dans les camps à Paris. Sa production artistique a toujours eu le même objectif : montrer le drame de l’exil espagnol. Il expose dans différents pays comme le Canada, les Etats-Unis, l’Italie, le Royaume-Uni et l’Allemagne. Mais ce n’est qu’en 1988, lors de la donation de l’artiste de ses deux cent sept pièces aux archives de Catalogne, qu’il entre dans la mémoire catalane.

On peut s’interroger également sur les destinataires de ces créations. Pour qui l’artiste a-t-il réalisé ces dessins ? Il est clair que Jaume Pla les a fait pour ses camarades de baraquement et pour lui-même. La portée n’est pas aussi importante que pour la création de Josep Franch-Clapers. Quand ce dernier entreprend la création de son livre de quatorze chapitres, il choisit le catalan et le français, pour accompagner les dessins d’un texte. D’emblée, il est conscient que son retour en Catalogne est compromis et qu’il doit rester quelque temps en France. Mais il ne perd pas de vue ses origines catalanes qu’il n’oublie pas d’honorer.
Joan Jordà introduit une portée universelle et humaniste à ses créations. Il s’adresse à tous les hommes contemporains et aux générations futures. Il ne veut pas que ses productions se réduisent à la description d’un fait précis et passé, comme le phénomène de l’exil, mais qu’elles suscitent l’interrogation de chacun sur la souffrance humaine. Il est intéressant de constater que ce dernier avait dix ans quand il fut interné dans un camp de réfugiés ; le temps de création est par conséquent assez éloigné de son expérience concentrationnaire. Il a donc un certain recul sur les faits, ce qui peut expliquer son approche plus universelle.


SECOND CHAPITRE : Les degrés de transformations des témoignages iconographiques



1-Une proposition d’étude des témoignages iconographiques

Les pratiques artistiques, et en particulier la peinture et le dessin, peuvent être utilisés comme des instruments pour témoigner d’une expérience concentrationnaire. Toutefois, les témoignages iconographiques réalisés à l’intérieur et à l’extérieur des camps, comme nous l’avons vu, n’ont pas la même portée car ils n’ont pas été exécutés dans les mêmes conditions ni avec les mêmes intentions.
Comme nous l’avons déjà vu, seules quelques études ont été menées pour comprendre la démarche de création dans les camps de réfugiés au sud de la France. Pour cette raison, et afin de fournir une base de réflexion, un parallèle doit être fait avec les études réalisées sur la littérature des camps de concentration nazis. Cependant, il ne faut pas faire d’amalgame, il ne s’agit pas ici de l’expérience concentrationnaire dans un camp d’extermination nazi mais d’un camp de regroupement pour réfugiés. La différence est essentielle, même si les conditions de vie et les traumatismes des réfugiés espagnols ne sont pas à négliger.

Cette proposition de lecture des productions artistiques, considérées comme témoignage iconographique, est fondée sur les études menées par la sociologue Nathalie Heinich sur l’introduction de la fiction dans le témoignage , et de Gérard Genette qui définit les différentes formes de fiction dans l’œuvre littéraire. Cette étude a pour but de transposer ces recherches dans le domaine des pratiques artistiques réalisées dans un camp de réfugiés.
Pour l’histoire de l’art, toutes ces œuvres sont intéressantes non pas dans la mesure où elles fournissent des renseignements sur les faits tels qu’ils se sont passés, mais dans la façon de les représenter. Ce qui importe, avant tout, c’est l’introduction de la subjectivité comme appropriation de la réalité. Les artistes ont une capacité de distanciation plus ou moins importante vis-à-vis de la réalité. Celle-ci peut se lire à travers une transformation formelle ou bien à travers l’introduction d’une forme d’imaginaire dans la représentation des sujets. Le premier changement se fait sur la forme et renvoie aux techniques personnelles de dessins de l’artiste. Le second se fait sur le fond et sollicite davantage son regard et sa façon d’interpréter la réalité. Tous ces changements traduisent une prise de position personnelle, qu’elle soit consciente ou inconsciente, vis-à-vis de la réalité. C’est cette position personnelle qui est interprétée ici comme une forme de subjectivité.
Dès lors que l’on parle d’une forme de création, qu’elle soit littéraire ou plastique, pour aborder l’expérience concentrationnaire, on lui associe une part de fiction qui se traduit par la prise de liberté par rapport au sujet identifié. Alain Parrau, dans son ouvrage intitulé Ecrire les camps, va même jusqu’à souligner que la littérature concentrationnaire, pour certains, « a souvent été identifiée au mensonge de la fiction » .
Dans les camps de réfugiés, tous les artistes, dès lors qu’ils sont dans la création d’une production plastique, introduisent une part de cette fiction dans leur création. Que serait l’art sans le travail des formes, des langages plastiques et de l’introduction du rêve et du monde imaginaire ? C’est justement l’utilisation de tous ces éléments qu’il est intéressant d’étudier. En littérature, cette distanciation prise par rapport à la réalité est définie par Nathalie Heinich par le terme de « littérarité » et par opposition, le désir de s’en rapprocher est identifié par le terme de « littéralité » . Gérard Genette établit une différence dans l’oeuvre littéraire entre la littérature appelée de « fiction » et la littérature appelée de « diction ». Pour lui, « est littérature de fiction celle qui s’impose essentiellement par le caractère imaginaire de ses objets, littérature de diction celle qui s’impose essentiellement par ses caractéristiques formelles » . Dans ce travail sur les camps de réfugiés, la différence entre littérature de fiction et de diction a été adaptée aux recherches des productions artistiques. Les deux degrés de transformation de créations plastiques sont identifiés par les termes d’ « expression plastique fictionnelle » et d’ « expression plastique formelle ».
L’ « expression plastique fictionnelle » peut s’identifier par l’introduction d’une forme d’imaginaire prenant une certaine distance vis-à-vis de la réalité. Cette distanciation se fait sur le fond. Elle peut s’exprimer par une interprétation de la réalité qui peut être par exemple une idéalisation. On pourrait aussi y voir des transpositions, c'est-à-dire que l’artiste utilise la représentation d’un événement pour le transposer à un autre événement en vue de le présenter différemment. Cette démarche permet d’introduire un angle de vue différent et de souligner l’événement.
L ’ « expression plastique formelle » peut s’identifier par l’introduction d’une forme de distance plus ou moins importante, selon l’artiste, par rapport à la représentation formelle qui s’affranchit des règles d’imitation de la réalité. Cette distanciation se fait sur la forme.
Mais, en aucun cas, ce travail ne prétend pouvoir dire si ces témoignages iconographiques sont fidèles à la réalité. Tous ces artistes ont vécu dans ces camps et ont tous connu des conditions de vie inhumaines. Ils sont tous dans la transmission de leur réalité, de leur vision et de leur expérience concentrationnaire. Ils nous transmettent un témoignage subjectif mais bien réel.

L’étude qui suit propose une grille de lecture des différents témoignages, prenant en compte les différentes démarches des artistes.
Ce graphique est composé de quatre parties, séparées par deux grands axes. Le premier axe vertical mesure la distanciation prise par l’artiste par rapport à la reproduction de la réalité, qu’elle soit au niveau de la forme ou du fond. Deux types de témoignage s’opposent : le premier tend vers une forme d’imagination et d’abstraction, correspondant à ce que Nathalie Heinich appelle littérarité. Quant au second, il s’oriente davantage vers une forme de réel, qu’elle nomme littéralité. Le second axe, horizontal, établit deux groupes de témoignages iconographiques : le témoignage à « vif », qui s’applique aux productions réalisées dans le camp, et le témoignage de « mémoire », qui correspond aux créations produites à la sortie des camps. Le positionnement des artistes à l’intérieur dans les cases est aléatoire mais pour une meilleure lecture, les artistes ont été regroupés par couleur.
Ce graphique est bien entendu réducteur puisqu’il s’applique à insérer les artistes dans des cases ; néanmoins, il permet d’ordonner une lecture des productions et d’y apporter une réflexion. Le graphique est accompagné d’une explication pour chaque artiste qui permet de préciser les raisons pour lesquelles ces artistes ont été placés ainsi. Mais avant, une rapide biographie est proposée pour chaque artiste, quand cela n’a pas déjà été fait. Pour quelques artistes les informations dont nous disposons ne permettent pas de fournir une biographie complète.


Document : Les degrés de transformation des témoignages iconographiques :




































• LES EXPRESSIONS PLASTIQUES FICTIONNELLES

• LES EXPRESSIONS PLASTIQUES FORMELLES

2- Les différentes démarches

2.1 Dans le témoignage à « vif »

2.1.1 Ponti

Rien n’est connu de cet artiste, pas même son prénom. Le seul témoignage qui nous reste de son existence est une œuvre accrochée actuellement dans la grande salle de la mairie de Septfonds. Lucienne Domergue a mené des recherches pour découvrir que l’artiste était catalan et venait de Barcelone. Il serait d’ailleurs retourné en Espagne avant la fin de la seconde guerre mondiale.
Ce tableau intitulé par Lucienne Domergue « El paso de los refugiados por Septfonds » (Pl.57) a été exécuté pour un événement précis, le concours national commémorant en France les 150 ans de la prise de la Bastille. De nombreux artistes réfugiés espagnols y participent afin de rendre hommage à la lutte pour la République. Mais l’artiste Ponti prend une certaine distance avec le thème proposé. Il ne représente pas un événement lié directement à la Révolution française ou la prise de la Bastille, mais choisit de mettre en parallèle le combat mené en 1789 avec celui des Républicains durant la guerre civile espagnole et qui les a conduits à l’exil. Le matériel utilisé est rudimentaire et témoigne de leurs conditions de vie précaire mais également de l’inventivité dont ils devaient faire preuve. Pour la réalisation de ce tableau, un sac de pomme de terre a servi de toile. Les couleurs utilisées ont mal résisté au temps, ce qui rend compte de la mauvaise qualité des peintures d’origine.
Cette création illustre le passage des soldats épuisés en exil devant le village de Septfonds où ils reçoivent un accueil chaleureux de la population locale. L’artiste s’éloigne de la réalité des faits car il a été attesté qu’aucune troupe républicaine n’est jamais passée par Septfonds . D’ailleurs, les Républicains n’ont jamais pénétré dans les villes et les villages, le gouvernement français faisant tout pour limiter les contacts avec les habitants, à cause de cette peur du « rouge » diffusée intensivement par les journaux d’extrême droite. La scène peut se diviser en deux parties. Le côté gauche est occupé par les réfugiés fatigués et encombrés par leurs bagages lors de leur arrivée dans le village, et le côté droit par la population de Septfonds qui les accueille avec de larges sourires et en habits du dimanche. Au centre se détache un couple formé par un réfugié mal rasé, sale et fatigué recevant d’une vieille femme du pain et un panier de nourriture dans lequel on aperçoit une bouteille de vin. Il est important de signaler que le village est couvert par la neige. Compte tenu de la localisation de cette ville située dans une région très peu propice à la neige, l’auteur a sans doute voulu dramatiser la situation . Il a peut-être voulu accentuer le fait que les réfugiés aient beaucoup souffert du froid durant la Retirada.
L’intérêt de cette toile est la prise de position de l’artiste par rapport à la réalité des faits qu’il décrit. Il ne prend pas de distance sur le mode formel mais il s’éloigne de la réalité en idéalisant un événement. Ce parti pris peut s’expliquer de différentes façons. Il a peut-être cherché à exorciser cet événement douloureux en le transformant en une situation beaucoup plus facile à accepter mais il a aussi pu vouloir rendre hommage aux villageois de Septfonds, non pas pour leur premier accueil mais pour leur soutien ultérieur. D’après plusieurs témoignages, la population de Septfonds a manifesté beaucoup de sympathie pour ces réfugiés. Des comités d’aide furent crées dans la ville afin de récolter des fonds . Cependant, Lucienne Domergue propose une autre lecture qui serait le désir de donner une sorte de « leçon d’humanité » par Ponti, aux villageois de Septfonds, sur un mode ironique.


2.1.2 Josep Marti-Aleu et Buenaventura Trepat

Josep Marti-Aleu est plus connu que les autres artistes du camp de Septfonds présentés dans ce travail. Lucienne Domergue a pu recueillir des informations auprès de ses filles habitant toujours la région. L’artiste est né en Catalogne, à Lérida. Peu après son arrivée dans le camp, il contracte une tuberculose qui l’emportera durant l’été 1940 après avoir achevé les peintures du chemin de croix avec Buenaventura Trepat, que nous ne connaissons que par ces quelques peintures qui lui sont attribuées. Elles ont été inaugurées le Vendredi Saint de l’année 1940 à Septfonds en présence de représentants ecclésiastiques (Pl.58 Pl.59). Ces œuvres témoignent d’une certaine maîtrise de la peinture. Proportions et volumes sont bien rendus, ainsi que le traitement des personnages. Ces artistes avaient assurément des connaissances en peinture avant leur arrivée dans les camps. Ces toiles ont été restaurées et sont conservées dans l’Eglise de Septfonds.
Ce qui est intéressant dans leur réalisation est le sujet représenté, bien que ce soit une commande, un chemin de croix. On ne peut s’empêcher de faire un rapprochement entre leur douleur et celle endurée par le Christ. Ils sont dans une transposition de leur histoire, la longue marche, la grande traversée à pied des Pyrénées pour chercher l’exil en France, et le chemin parcouru par le Christ, dans toute la ville avec sa croix jusqu’à l’endroit de la crucifixion.

2.1.3 Jaume Pla

Jaume Pla a une vingtaine d’années lorsqu’il arrive au camp de Saint-Cyprien. Il y restera quatre mois, au bout desquels il tentera une évasion réussie en s’introduisant dans le coffre d’une voiture, aidé par des complices extérieurs . Au cours de ces quatre mois, il produira quelques dessins, conservés avec lui lors de son évasion.
Autodidacte, il commence à exposer avant la guerre dans los salones de primavera, l’équivalent des salons d’exposition annuels français, et participe aussi à des expositions dans une galerie de Barcelone . Il n’est jamais allé à l’école des Beaux Arts, mais sa curiosité pour tout ce qui a trait au culturel le pousse à faire partie de collectifs comme celui de los amics dels arts de Terrassa et à travailler dans des journaux. Il s’adonne d’ailleurs à l’exercice de l’écriture en proposant des articles aux journaux locaux. Quand la guerre civile éclate, il a 22 ans, et décide de se porter volontaire dans les milices du POUM. Il fera partie de la première colonne et combattra sur le front d’Aragon. Son engagement n’est pas motivé par des préoccupations politiques, mais par la conviction qu’il doit faire quelque chose pour arrêter la montée des fascistes. Sur le front, ses capacités de dessinateur sont sollicitées afin d’aider à la disposition stratégique des troupes républicaines. En janvier 1939, il est contraint à l’exil aux côtés de ses camarades. Il est conduit, une fois la frontière traversée, vers le camp de Saint-Cyprien.

Cet artiste est dans la retranscription de la réalité, dans le sens où il cherche à être le plus fidèle possible à ses modèles. Pour cette raison, il choisit le mode figuratif. Mais au-delà de vouloir saisir ce qui lui semble le plus représentatif de ce qu’il voit, il tente également de capter l’état d’âme de ses amis, en faisant attention à leurs attitudes, leurs positions, ainsi qu’à leurs regards.
Le visage est l’élément central de ses dessins, l’élément qu’il faut réussir à saisir. Trois de ses dessins témoignent d’une hésitation dans le traitement du visage. Le premier visage (Pl.60) est assombri comme s’il ne parvenait pas à en saisir les traits, et il a préféré le mettre dans l’ombre. Deux autres corps ont été dessinés sans visage (Pl.61 Pl.62). On pourrait penser, en les regardant, que l’artiste a tenté de dessiner leurs visages mais qu’il les a aussitôt gommés. Cette hésitation peut traduire une incapacité à reproduire ce qu’il voit de façon fidèle, alors il préfère ne pas le faire et laisser le dessin inachevé. Mais il est curieux de constater que Jaume Pla a conservé ces dessins, comme si cette hésitation était importante à ses yeux.
Pour la démarche entreprise dans la création des autoportraits, il cherche à se confronter à son image et c’est pour cette raison que cette dernière doit être la plus proche de la réalité. (cf : pp. 95-97)

2.1.4 Josep Franch-Clapers

Josep Franch i Clapers ( Castellterçol, 1915- Saint-Rémy, 2005) est né dans une famille de constructeur de charrettes dans la campagne catalane. Très jeune, il s’intéresse à la peinture et au dessin ce qui le conduira, à l’âge de quatorze ans, à entrer dans une école de décoration spécialisée dans les décors religieux. Il se rendra par la suite à Barcelone, en 1929, pour parfaire sa formation. Il suit alors les cours de Llotja qui l’initie à la composition des œuvres d’art. Le bouillonnement artistique de la ville va lui permettre d’entrer en contact avec le monde de l’art et ainsi voir de nombreuses expositions d’artistes catalans comme Joaquim Mir, Santiago Rusiñol, Ramon Casas, Joaquim Sunyer, Enric Casanovas , à partir de 1936. Une fois sa formation terminée, il entre enfin à l’école des Beaux Arts. Mais la guerre civile met un terme à ses années d’apprentissage et pousse cet artiste sur le front. La victoire des nationalistes à l’issue de ces trois années de guerre entraîne Josep Franch-Clapers, ainsi qu’une grande partie de ses compatriotes à l’exil. Il connaîtra le calvaire des camps de concentration de Saint-Cyprien, Gurs et le camp de travail de Saint-Rémy.

Seuls les dessins déposés aux archives de Catalogne par l’artiste sont utilisés dans ce travail de mémoire. Il s’agit d’une production réalisée dans les camps lors de son internement de 1939 à 1944. Durant ces quelques années, Josep Franch-Clapers réalise dix huiles, cent quatre-vingt-douze dessins avec des techniques différentes comme l’encre de chine, le crayon de papier, la pointe fine noire. Il exécute aussi de nombreux dessins à la gouache et n’hésite pas à mélanger les techniques pour donner des compositions picturalement très différentes. Cette production diversifiée et très abondante témoigne de la maîtrise du dessin et de la composition et permet, grâce à la variété des thèmes représentés, de nous transmettre un aperçu de la vie dans les camps.

Dans le graphique présenté précédemment, les productions de l’artiste qui renvoient à l’expression plastique formelle sont partagées en deux groupes. Il y a d’une part, les études de têtes et les dessins de groupes et d’autre part, les descriptions de lieux. Les styles et les techniques utilisés sont très différents. Josep Franch- Clapers, selon les techniques choisies, cherche à introduire soit une forme d’abstraction, soit un rapprochement avec la réalité. Malgré cette différence de traitement formel, son intention n’en reste pas moins la même : donner un témoignage le plus réaliste possible de son expérience. La technique choisie est liée, dans certains cas, à sa prise de position vis-à-vis de la réalité. Quand il utilise la peinture à l’huile, l’artiste détaille davantage les figures et reste dans le réalisme, alors qu’avec la peinture gouache et l’encre de chine, il s’autorise beaucoup plus de liberté dans les représentations.
Les séries qu’il réalise sur les études de tête, terme qu’il utilise pour désigner ce type de productions, et les représentations de foules de réfugiés s’éloignent de la représentation purement figurative. Les personnages sont clairement identifiables mais il n’est pas dans une recherche de réalisme. Il veut saisir l’être et non le paraître. Il cherche à écrire la vie de l’exilé, des réfugiés espagnols dans les camps. Les portraits et les autoportraits sont les meilleurs exemples permettant de comprendre sa position par rapport à la réalité. Cette démarche particulière est longuement expliquée dans la troisième partie consacrée à la recherche identitaire individuelle par « l’autoportrait introspectif » et le portrait (cf : pp. 91-99).
Il réalise aussi des peintures qui peuvent rappeler des tableaux abstraits, comme celle intitulée l’Exili (Pl.63). Pour comprendre ce qui est représenté, il faut mettre cette peinture en parallèle avec une autre intitulée Camí de l’exili, chemin de l’exil (Pl.64). Ces deux productions s’inspirent de l’épisode qu’ont vécu les exilés, la Retirada. Pour la première peinture, Josep Franch-Clapers a représenté la foule de réfugiés par des coups de pinceaux et des points de couleurs différentes. Par cette technique, l’artiste cherche à montrer une marée noire d’individus marchant tous dans la même direction. La terre n’est plus visible et l’horizon est absent. Il n’existe que les réfugiés et le ciel.
Josep Franch-Clapers réalise de nombreux dessins où il présente une foule de réfugiés. On peut observer deux types de productions : l’artiste y reproduit les longues marches où les réfugiés sont bien rangés, en file, les uns derrière les autres. Ces marches renvoient soit à la Retirada, la longue marche durant laquelle les réfugiés traversèrent les Pyrénées pour regagner la frontière, soit aux déplacements des réfugiés entre les camps. L’artiste présente aussi dans ses dessins les longues files d’attente pour obtenir le repas quotidien (Pl.65 Pl.66). Dans tous ces dessins, Josep Franch-Clapers ne dessine que les personnes situées en tête de file, les autres sont justes suggérées par quelques traits et ces derniers se perdent souvent dans l’horizon, comme pour montrer le nombre infini de personnes. L’artiste réalise un autre type de composition pour représenter la foule. Il dessine en général sur un format en longueur une multitude d’individus semblables, présentés les uns à côté des autres (Pl.90).
L’artiste introduit une forme de liberté dans ces représentations de foules afin de mettre en avant un aspect important de leur réalité quotidienne : la déshumanisation. Les réfugiés ne sont plus que des individus juxtaposés les uns à côtés des autres. Ils sont des individus uniquement parce qu’ils représentent des entités autonomes considérées isolement par rapport à la collectivité. Ce sont des personnages désincarnés qui se dégagent de leurs enveloppes charnelles. Ils quittent ce qui fait d’eux matériellement des individus à part entière avec leurs propres caractéristiques physiques pour tendre vers l’abstraction.

Mais cet artiste a exécuté d’autres dessins, comme toute la série, plus tardive, réalisée à la peinture à l’huile sur un mode plus figuratif. Les personnages gardent la forme allongée que l’on retrouve utilisée dans ses dessins à l’encre de chine, à la pointe fine noire ou au crayon de papier (Pl.67). Avec la peinture à l’huile, il détaille davantage les figures. Les thèmes restent sensiblement les mêmes que dans les productions à la peinture gouache, l’encre de chine ou la pointe fine noire.
La série de peintures accompagnée de textes, réalisée au camp de Gurs, identifiée sous le nom « d’histoire vécue » (Pl.46) est une représentation qui se veut proche de la réalité. Josep Franch-Clapers a réalisé ces peintures dans la perspective d’être exposé. L’artiste a produit également une autre série très différenciable des autres quand il était dans le camp de travail de Saint-Rémy en Bretagne. La technique utilisée est mixte . Il a sans doute utilisé un crayon de papier, une pointe fine noire et de l’encre de chine. Ces dessins présentent de façon détaillée les principaux moments, les lieux importants dans les camps de travail comme la révision médicale (Pl.68), le travail de la coupe du bois dans les forêts (Pl.69).
Dans ces deux séries, Josep Franch-Clapers se place dans une position de témoin et pour ce faire, la reproduction des lieux et des baraquements est fidèle à la réalité.
Que ses dessins et peintures aient été réalisés d’une façon figurative ou plus abstraite, l’intention de l’artiste ne reste pas moins la même : parler de la vie dans les camps. Josep Franch-Clapers déforme les figures, ondule les traits des visages de certains réfugiés, pour saisir, au plus près, ce qu’il pense être l’âme du réfugié. Il n’aurait pu parler de la perte d’identité, de la folie (Pl.70) dans une représentation réaliste. C’est sa vision personnelle d’artiste qui est révélée ici mais dans un désir de témoignage, donc dans un souci de retranscription fidèle de la réalité.




2.1.5 Josep Bartoli

Josep Bartoli a surtout réalisé des dessins satiriques dans les camps. Il a fait quelques dessins descriptifs comme celui où il dessine les latrines du camp (Pl.71) mais toujours avec la même intention : dénoncer les conditions de vie des exilés. Il est vrai que le dessin des latrines n’a pas besoin d’être satirique puisque sa seule représentation est dénonciatrice. Sa production est très difficile à définir pour l’étudier en tant que témoignage. Le dessin satirique est un genre qui prend d’emblée des distances avec la réalité, mais pour en souligner certains caractères. Le mot « caricature » vient du latin « caricare » qui signifie « charger ». Le but d’une caricature est donc de « charger » les traits principaux d’un visage ou d’un caractère. Il ne s’agit pas d’enlaidir une personne mais plutôt d’accentuer certains traits ou caractéristiques. Bartolí exagère donc les situations, les défauts des personnages dans la perspective de dénoncer une réalité qui n’apparaît pas comme évidente de prime abord. Il oriente ses caricatures vers des métamorphoses du corps qu’il insère dans un espace réaliste. Dans la production qu’il exécute dans les camps et sur le thème des camps, deux groupes de personnes sont caricaturés : les exilés et les gendarmes.
Josep Bartoli utilise des procédés comme le zoomorphisme, métamorphose d’êtres humains en animaux pour représenter les gendarmes français sous les traits de chiens, (Pl.72) de chauves-souris (Pl.73) ou de cochons (Pl.74). L’artiste se place ainsi dans la lignée des dessinateurs héritiers de J.J.Grandville, premier caricaturiste à avoir représenté les hommes sous des traits d’animaux. Grandville (Nancy 1803-Vanves 1847) oriente ses productions vers deux genres : les dessins satiriques et les illustrations farfelues d’ouvrages. Il utilise le dessin satirique pour dénoncer avec de violentes attaques la politique de la monarchie de juillet. Au XIXe siècle, Grandville est très influencé par la lecture de l’ouvrage de Lavater : L’art de connaître les hommes par la physionomie (1775-1778). Cet écrivain et théologien suisse a étudié le « dehors » de l’homme en vue de discerner en lui ses facultés, ses passions. Il se concentre sur les parties de son corps, ses attitudes, ses gestes comme s’il s’agissait d’un langage. Lavater a défini dans son ouvrage l’évolution de l’animal vers l’homme en vingt-quatre stades. Il explique comment la droite faciale déterminée par la ligne du nez se dresse progressivement. Granville inverse cette évolution en proposant une transformation de l’Apollon dessiné par Lavater en batracien (Pl.75). Pour l’artiste, « L’homme retourne vers la brute » . Grandville est le seul, à son époque, à développer dans la caricature cette vision de l’animalité humaine . Cependant, d’autres artistes bien avant, comme Charles Le Brun, se sont déjà intéressés à la parenté entre l’homme et l’animal, comme on peut le constater à travers quelques-uns de ses dessins. (Pl.76).
Josep Bartoli met ainsi en relief le comportement inhumain dont ont fait preuve les gendarmes. La représentation la plus courante utilisée par l’artiste pour dessiner les gendarmes est celle du chien. Mais, comme le faisait J.J.Grandville, il crée également des personnages hybrides, mi-homme mi-animal, avec beaucoup de poils et des queues de cochon. Cette volonté de confondre le comportement de l’homme avec celui de l’animal rappelle un extrait de l’ouvrage de Max Aub, Manuscrit Corbeau. L’auteur porte un regard très critique, voir même sarcastique sur l’attitude des hommes en présentant le livre comme s’il avait été écrit par un corbeau. Ce dernier étudie le comportement humain dans un camp de regroupement (Pl.77).
Josep Bartoli exprime clairement ce qui lui semble essentiel : la nature humaine poussée jusqu’à ses limites, aussi bien dans sa souffrance que dans sa monstruosité. Dans un des dessins, il reproduit ce qu’il appelle les « démons », tous les cauchemars de la guerre civile emportés avec eux dans les camps et mêlés aux démons des camps (Pl.78). Ces cauchemars portent tous un masque et hantent les pensées de l’exilé.
Les attitudes des gendarmes sont exagérées, tout comme la douleur des exilés. Il est important de rappeler qu’un grand nombre de gendarmes a aidé les réfugiés espagnols dans les limites de leur possibilité et que tous ne se sont pas comportés comme l’artiste le montre. Mais on peut comprendre que le témoignage de Josep Bartoli soit aussi virulent et sans appel. Il a réalisé les dessins dans les camps, à « vif ». Il n’a pas le recul des témoignages de « mémoire ».
Pour la représentation des réfugiés, il exagère aussi les traits des personnages, leurs visages et leurs corps. Josep Bartoli cherche à provoquer un sentiment de compassion auprès de celui qui regarde les dessins (Pl.79).
Il est intéressant de noter que la représentation des deux groupes, les gendarmes et les exilés, change avec le temps. Les gendarmes se transforment peu à peu en animaux. Ils perdent leur apparence d’humain pour entrer dans la « bestialité ». Les animaux choisis pour incarner les gendarmes renvoient à des caractères particuliers. La chauve-souris est un animal nocturne qui se repère grâce à un système d’ultrasons très efficace comme les gendarmes pour surveiller le camp. Les exilés, quant à eux, vont également perdre progressivement leur aspect humain. Leurs corps deviennent de plus en plus frêles, malades. Josep Bartoli met en avant l’inanition des prisonniers. Cette dégradation progressive vers la déshumanisation se constate aussi sur un dessin réalisé dans un goulag, par un artiste interné, Alexeï Merekov. Au fil du temps, les visages se transforment jusqu’à perdre tout aspect humain et ainsi se rapprocher de l’animal (Pl.80).
Les dessins de Josep Bartoli n’ont rien d’objectif. Pedro Altares dit en se référant à l’œuvre de Max Aub, écrivain espagnol exilé :
«L’exagération, la partialité et la caricature sont des moyens, aussi valides que n’importe quels autres, d’empêcher les faits, d’aller au fond des choses . »

C’est bien avec exagération qu’il tente de saisir et de mettre en image ce que représente pour lui cette expérience concentrationnaire. Mais cette démarche peut paraître paradoxale. Cette exagération est à la fois une forme de détachement par rapport à la réalité et une façon de s’en approcher. Josep Bartoli se détache de la réalité puisqu’il propose une lecture des faits très personnelle à travers le dessin satirique. L’objectif de ce dernier est de représenter de manière subjective l’élément désigné. Mais afin de mieux rendre compte de la réalité des camps, inconcevable pour nous, l’artiste crée une passerelle entre lui et nous par l’introduction de la compassion.

2.1.6 Manuel Crespillo Rendo

Cet artiste est né en 1913 à Torrevieja en Alicante . Il débute une carrière d’instituteur mais sa véritable passion reste le dessin et la peinture. Quand la guerre civile éclate, il s’engage aux côtés des républicains et en 1939, il quitte l’Espagne pour se réfugier en France. Il est dans un premier temps conduit au camp de Saint-Cyprien. A son arrivée, au début de l’année 1939, on l’autorise à entrer dans le camp avec son matériel de dessinateur composé d’un grand carnet de feuilles blanches, un vieux stylographe et des crayons de couleurs . Il réalise durant les premiers mois de détention une série de dessins. Il dessine de façon méticuleuse tout ce qu’il voit. En avril 1939, il est conduit au camp de Bacares où il continue ses séries de dessins. Il met en image la vie quotidienne dans les camps à travers un dessin direct et expressif. L’essentiel pour lui est de fixer sur papier de la façon la plus réaliste possible les événements qui se déroulent tout autour de lui (Pl.81). Ses dessins sont réalistes et se présentent comme un véritable témoignage. Les quelques dessins présentés dans l’ouvrage de Francisco Agramunt Lacruz représentent des scènes de la vie quotidienne, des intérieurs de baraquement et des vues extérieures (Pl.82, Pl.83). Les réfugiés sont assis ou couchés par terre. Quelques-uns lisent, d’autres semblent attendre, inactifs. Manuel Crespillo cherche à retranscrire la vie des camps à travers un témoignage le plus réaliste possible. Il s’intéresse à la condition de l’exilé en général et pour cette raison, il ne réalise pas de portrait. Il se rapproche ainsi de la démarche de Josep Franch-Clapers.


2 .2 Dans le témoignage de « mémoire »

2.2.1 Joan Jordà

Joan Jordà, bien qu’ayant reçu sa formation artistique en France, est considéré comme un artiste de l’exil. Il est d’ailleurs souvent sollicité pour des commandes officielles de la municipalité de Toulouse autour du thème de l’exil républicain comme la Retirada, bronze et marbre des Pyrénées réalisé en 2002. Cette sculpture a été réalisée pour le premier mémorial dédié à l’exode des victimes de la guerre civile espagnole (Pl.84). Une toile lui a aussi été commandée en 2004 à l’occasion de la manifestation d’hommage à l’exil républicain espagnol organisée par le conseil régional Midi-Pyrénées. Elle s’intitule « Toulouse ma ville fraternelle » (Pl.85). Mais sa création personnelle se détache toutefois de cette thématique. Il ne traite pas directement dans ses réalisations de cet exil. Il trouve les thématiques de ses créations dans son expérience personnelle, dans sa douleur quotidienne témoin des cicatrices ouvertes par l’exil, mais aussi des douleurs de la vie ou bien sa révolte face aux guerres quotidiennes dans le monde. « L’acte de peindre est pour moi une souffrance » a-t-il déclaré lors de l’entretien . En voyant ses séries sur les charniers ou sur les « hommes cloués » (Pl.54) comme il les nomme, on ne peut s’empêcher de faire un parallèle entre la souffrance dégagée et son passé d’exilé. Il souhaite toutefois marquer une distance avec ce rapprochement. Il ne cherche pas précisément à traiter de villes bombardées. Les charniers peints ne sont pas spécialement ceux de los Olvidados, les républicains fusillés par les troupes de Franco, ni ceux des camps d’exterminations nazis. Même si tous ces tableaux n’ont rien à voir selon lui avec son vécu dans les camps de concentration, ou avec son histoire d’exilé, il n’en cherche pas moins à transcrire une souffrance universelle. Ces peintures traitent de toutes ces horreurs à la fois, sans distinction aucune et aucun cas particulier. Il ne souhaite pas inscrire ces moments dans le temps car la barbarie est intemporelle. L’anecdotique empêche de percevoir ces événements dans leur plus grande universalité.
Cependant, il n’oublie pas qu’il a connu les camps de réfugiés et l’exil ; au contraire, il utilise toute cette rage accumulée pour la dépasser et voir au-delà de ses propres préoccupations. Cette quête de l’universel est accompagnée par un langage plastique défini par l’artiste comme du « figuratif abstrait avec une forte dose d’expressionnisme » .


2.2.2 Hilarion Brugarolas

Les œuvres qu’il entreprend à partir de 1965, sur les camps de concentration, sont traitées de façon figurative mais avec une forte influence expressionniste. Les visages des hommes et des femmes rappellent les figures des personnages de Munch, torturés, où même les yeux sont difficiles à cerner. Aucune marque d’individualité ne permet d’identifier les internés. Par ce choix, Brugarolas représente tous les internés dans leurs corps déchirés, leurs peurs, leurs égarements et ainsi touche une douleur universelle. La palette utilisée est assez colorée. Pour « Momento homo », (Pl.86) le blanc, le bleu et le jaune dominent et pour « Ex-femmes », (Pl.87) les couleurs sont un peu plus sombres mais le rouge permet de créer un contraste avec les autres couleurs termes. Cette couleur renvoie indubitablement à la déchirure, le sang, la souffrance de la femme. Les seuls éléments qui nous rappellent la présence du camp sont les miradors schématisés au fond des tableaux et bien sûr les habits rayés bleu et blanc. Dans un immense travail d’introspection, il donne à voir à travers cette série une œuvre forte qui marque un contraste important avec ses précédentes peintures de paysages.