mardi 16 février 2010

l'art comme moyen de revendication et d'engagement politique

PREMIER CHAPITRE : l’art espagnol avant l’exil


1- Art, violence et politique à la fin du XIXe siècle et au début XXe siècle

Cette partie structurée en trois points permet d’expliciter la relation étroite entretenue entre l’art et la politique en Espagne à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, avant la guerre civile. L’art à cette époque joue un rôle décisif au cœur des débats politiques et devient une véritable arme de lutte idéologique et de propagande. Celui qui domine l’art pense pouvoir dominer les masses. La maîtrise de l’art devient un enjeu politique.

1.1 Une tradition espagnole de la violence et de la douleur dans l’art

Afin de saisir l’importance qu’occupe l’art espagnol au sein des conflits, des revendications identitaires et nationales, il est intéressant de le mettre en relation avec le thème de la violence. L’art espagnol a été un terrain privilégié pour l’expression des formes de violence et de souffrance de l’homme à travers l’histoire. Il existe une tradition de la douleur, de l’expression des sentiments exacerbés, du tragique dans l’art. Celui-ci devient le lieu d’expression de toutes les frustrations et revendications.

1.1.1 L’expression du martyre civil dans la « peinture d’histoire »

Au cours du XIXe siècle, les thèmes religieux qui prédominaient jusqu’alors laissent place à la peinture dite d’histoire qui devient le nouveau cadre de l’expression de la violence et la cruauté. Comme si la violence avait besoin inlassablement d’un catalyseur de tensions, Jaime Brihuega insiste sur ce besoin qu’il qualifie d’atavique pour l’imagerie visuelle . Le martyre religieux laisse place au « martyre civil » pour représenter les souffrances de l’homme dans des actions héroïques à la sauvegarde de la nation. Certains titres de tableaux cités dans l’ouvrage de Jaime Brihuega sont très significatifs, comme ceux de Ramón Casas, Garrot vil (Pl.1), de 1893 et la charge (Pl.2), de 1899, ou encore celui de Antonio Gisbert, en 1888, intitulé Exécution de Torrijos et de ses camarades sur les plages de Málaga ( Pl.3).
Au début du XIXe siècle, l’artiste Francisco de Goya jette les bases fondamentales d’une expression figurative des manifestations limites de la violence et de la cruauté . Témoin direct des guerres napoléoniennes et de la guerre d’indépendance espagnole, Goya a saisi dans ses gravures intitulées les Désastres de la guerre (Pl.4) toute l’intensité des combats sanglants. Il s’est fait le dénonciateur de l’absurdité de la guerre. Ses gravures sont d’une telle véracité qu’elles peuvent encore dépeindre la violence de notre temps. D’ailleurs, son influence se ressent encore de nos jours et permet de témoigner de la violence sociale, religieuse et fanatique. Une exposition a été consacrée en 2004 à Grenade à l’art et à la violence politique en Espagne . Une série d’œuvres met en relation des photographies prises après des attentats du groupe séparatiste armé ETA et des gravures des Désastres de la guerre de Francisco de Goya. Leur ressemblance et leur actualité sont frappantes.

1.1.2 La lutte idéologique et la violence sociale à travers la « peinture sociale »

A partir de la dernière décennie du XIXe siècle, la « peinture d’histoire » fait place à un autre genre, « la peinture sociale », qui s’engage parfois fermement dans certaines voies politiques. L’art devient un moyen de dénoncer les inégalités et de montrer les conditions de vie des classes ouvrières et paysannes. Joaquim Mir (Barcelone1873- Ib.1940), artiste catalan, présente dans une de ses œuvres, La catedral de los pobres, tableau exécuté en 1898 (Pl.5), les débuts de la construction de la Sagrada Familia, fer de lance de toute la modernité catalane, avec au premier plan les déshérités de cette modernité barcelonaise . Selon Francesc Fontbona , ce tableau, par sa nouveauté, est caractéristique de l’esprit de toute la génération postmoderniste catalane, mouvement qui se développe en Catalogne entre la fin du XIXe et le début du XXe siècle. Cependant, ce modernisme fait partie d’un courant plus général qui apparaît dans toute l’Europe, mais en Catalogne et en particulier à Barcelone, il acquiert une personnalité propre et différente. Le climat dépeint dans l’œuvre de Joaquim Mir fait ressortir une violence sociale explicitée à travers les manifestations de masse comme les grèves, ou bien les répressions sévères qui en découlent.
Ce tournant de siècle est marqué par une crise identitaire dans tout le pays. L’Espagne a connu tout le long du XIXe siècle de graves conflits internes. L’Espagne a toujours été un pays rural, et la plupart des terres appartient aux grands terratenientes, grands propriétaires agricoles. Les paysans restent de simples journaliers. L’industrialisation du pays apparaît uniquement à la fin du XIXe siècle, dans deux régions en particulier, le Pays basque et la Catalogne. Ces dernières puisent dans les ressources naturelles locales, comme le charbon pour le Pays basque afin de développer le secteur industriel. Ce développement industriel provoque un exode rural massif. Les alentours de villes comme Bilbao et Barcelone se peuplent d’hommes venus pour travailler dans les usines. De plus, les dernières guerres comme celle menée à Cuba en 1898, font beaucoup de victimes. On parle du « désastre de 1898 » dans les ouvrages d’histoire espagnole pour désigner la perte des dernières colonies espagnoles. En Espagne et particulièrement en Catalogne qui bénéficiait d’un marché sûr avec Cuba et les Philippines, cet événement provoque la perte d’un débouché important pour son économie. Ce désastre déclenche une crise d’identité manifestée par le Regeneracionismo .

Tous ces changements favorisent des oppositions dans la sphère culturelle, où certains veulent croire en un changement et où d’autres ne souhaitent pour l’avenir qu’un retour aux valeurs conservatrices. Néanmoins, le besoin de réaffirmation de l’héritage culturel doit passer par un retour aux grands maîtres espagnols. Un fil est donc tissé entre les différents grands maîtres, exhumés pour certains comme el Greco, autour de l’idée mystique d’une Espagne « dramatique », tragique, qui fait face aux dures épreuves. Goya est cité couramment comme exemple de la force dramatique avec laquelle l’art espagnol affronte les mauvais moments de son destin. Jaime Brihuega cite quelques artistes du début du XXe siècle qui jouent de ce « syndrome de la dimension dramatique » comme Ignacio Zuloaga, Julio Romero de Torres, José Gutiérrez Solana pour les plus connus, mais aussi Regoyos, Pablo Uranga, Gustavo de Maeztu, Ricardo Baroja, Soria Aedo, López Mezquita, AÁngel Larroque, Carlos Sáez de Tejada, Jesus Corredoira .
Ces artistes ne sont pas les seuls à avoir influencé les œuvres des artistes de la guerre civile et de l’exil. Les trois grandes figures espagnoles émergentes du début du siècle, Picasso, Miró et Dalí, ont joué un rôle moteur dans la péninsule.

Durant la dictature de Primo de Rivera (1923-1930), l’artiste s’engage plus ouvertement dans des revendications sociales et politiques. Ce terrain d’action favorise le déploiement iconographique du champ lexical de la violence. La matière première, celle faite de tensions et de revendications, est présente pour l’artiste. Quand la guerre éclate, l’engagement total ne peut plus être évité. Il faut choisir son camp et ses armes. Pour certains ce sera la peinture, pour d’autres la caricature ou le graphisme de propagande à travers les affiches et les tracts . Mais il faut replacer cette action artistique dans un contexte international. Dans les années 1930, dans toute l’Europe, l’artiste ne reste plus à l’écart des événements politiques et s’engage pleinement dans des actions politiques. En Allemagne, avec l’arrivée au pouvoir d’Adolf Hitler en janvier 1933, un grand nombre d’artistes fuient à l’étranger. Certains tenteront de protester, comme le peintre Max Liebermann, le photographe John Heartfield, l’écrivain Thomas Mann ou bien le musicien Paul Hindemith . En Union Soviétique, Staline met en place une véritable campagne de propagande menée par des artistes du réalisme socialiste comme Isaac Brodski ou Alexander Gerasimov .

Quand de nombreux artistes choisissent de partir en exil vers la France pour sauver leur vie, ils transportent avec eux tout cet héritage espagnol accumulé depuis l’époque dite régénérationniste. Sans doute ne sont-ils pas conscients de ce qu’ils transportent. Mais pour une grande partie d’entre eux, ils conservent dans leur rage ce « dramatique espagnol » empreint de violence, d’angoisse, de terreur et de cruauté que l’on retrouve inévitablement dans les dessins réalisés dans les camps de regroupement. Cet héritage, une fois la frontière traversée, se révèle peu à peu comme une garantie de leur propre identité. L’identité culturelle n’aura jamais été aussi réaffirmée en terre inconnue que dans leur propre pays.

1.2 L’art comme support de l’affirmation nationale

La fin du XIXe siècle en Espagne est marquée par un désir de renouveau en politique comme dans toute la sphère culturelle. Dans un climat de contestation, la nouvelle scène artistique entreprend un projet de rénovation visant à rompre avec les traditions académiques héritées des siècles précédents. Mais cette rupture, commencée dans les dernières décennies du XIXe siècle, s’est faite également dans un climat de tensions exacerbées, ouvrant le chapitre des conflits entre nationalismes. Les trois régions puissantes, le Pays basque, la Catalogne et la Galice, se positionnent par rapport à Madrid d’un point de vue politique et artistique. Des courants artistiques naissent dans les différentes régions. L’art devient un support de l’affirmation nationale et un véritable enjeu, participant à la construction identitaire des régions. Certains luttent pour une unité nationale autour d’une seule Espagne, le regeneracionismo et la generación del 98, alors que d’autres préfèrent affirmer leurs particularités régionales en défendant leur propre culture dans l’idée d’une Espagne plurielle .
Les principales oppositions se font entre les régions et l’Etat. En Catalogne apparaît le modernisme catalan tourné vers l’avant-garde française, puis, à partir de 1906, le noucentisme, mouvement caractérisé par ses références puisées dans l’art classique gréco-latin prenant comme thème fédérateur la Méditerranée. A contrario, la generación del 98, mouvement artistique et littéraire, centre ses recherches autour de l’idée mystique de la Castille comme symbole de toute l’Espagne. Cette génération, préoccupée par l’Espagne actuelle, va choisir comme thématique les paysages castillans. En littérature, les auteurs oubliés, médiévaux ou classiques, sont récupérés pour forger une nouvelle culture nationale. Quelques artistes de Catalogne, afin d’affirmer leur catalanisme, se tournent vers l’Europe et cherchent de nouveaux modèles dans des pays plus ouverts, en phase avec la création avant-gardiste. La Catalogne est devenue une des régions les plus industrialisées et par conséquent des plus riches d’Espagne. Elle ne peut plus prendre sa capitale, Madrid, comme référence . Le modernisme catalan tente de transformer une culture régionale et localiste en une culture nationale, européenne et moderne . Elle veut prendre une position de leader. L’éveil artistique catalan a pu se faire grâce à la relation étroite entretenue entre Barcelone et Paris, intensifiée depuis l’exposition universelle de Barcelone en 1888 jusqu’à l’exposition internationale de 1937 à Paris. Barcelone développe ses contacts avec la mégapole française, consciente de l’apport nécessaire et indispensable qu’elle peut lui offrir tant d’un point de vue artistique, économique que politique. La République française fascine une ville aussi républicaine que Barcelone. En ce début de siècle, Paris attire un grand nombre d’artistes catalans comme Santiago Rusiñol et Ramón Casas qui rapportent de leur séjour parisien la modernisation de la peinture catalane . Ils seront inspirés par les peintres académiques français ainsi que par la scène avant-gardiste incarnée par les impressionnistes.
Par ailleurs, La France est devenue l’intermédiaire par lequel l’Espagne a accès à la culture européenne , pour des raisons géographiques mais aussi politiques. Le séjour à Paris devient une étape obligatoire pour tous les nouveaux artistes espagnols conscients de la révolution artistique qui s’y déroule et désireux d’y prendre part. La frontière française constitue le seul lien physique que la péninsule ibérique possède avec l’Europe. De plus, à partir de 1905, la France détient le monopole de l’information en destination de l’Espagne, ce qui a pour conséquence de propager une vision unilatérale des événements extérieurs .

1.3 L’éducation des mentalités à travers une politique culturelle

Depuis la fin du XIXe siècle, avec le mouvement du regeneracionismo, une partie de l’élite espagnole sent que l’Espagne a besoin de renouveau. Il devient alors nécessaire de moderniser la culture et de reconstruire le pays. Pour ce faire, les mentalités doivent changer et il faut combattre l’analphabétisme très élevé. L’éducation devient un instrument politique au service de la formation de l’individu et de la société . Tous les Libéraux considèrent que le salut du pays est à chercher dans l’éducation des enfants et des jeunes. Cette politique de sensibilisation de la culture perdure jusqu’au début du XXe siècle.
Dans les années 1930, les pouvoirs publics jouent un rôle prépondérant dans le soutien aux activités culturelles et artistiques modernes. Mais ils se heurtent aux associations conservatrices qui contrôlent la sphère institutionnelle . L’action culturelle de la IIe République permet une rénovation des langages plastiques, un développement des lieux d’expressions théâtraux, en axant une grande part de sa politique vers l’éducation .
Grâce à cette atmosphère propice à la nouveauté et à l’initiative créatrice, l’Espagne commence à s’affirmer et trouver sa voie dans la modernité. Depuis le début du siècle, elle s’est constitué une scène avant-gardiste où se développent des mouvements tels que le vibracionismo, l’ultraismo, le cubisme, le surréalisme, l’expressionnisme, le rationalisme et « l’art déco ». Cette période sera qualifiée d’Edad de plata par certains critiques prenant en considération, avec le recul nécessaire, le rôle déterminant joué par certains artistes.


2- L’art militant durant la guerre civile : l’implication de l’art et des artistes dans les conflits


Quand la guerre civile éclate en Espagne, en juillet 1936, les artistes savent qu’ils ne pourront rester neutres face aux événements. Deux moyens de protestation s’offrent alors à eux : militer en mettant au service leurs compétences artistiques à travers la création d’affiches, de tracts, de dessins satiriques dans les journaux, ou bien prendre les armes et partir sur le front. L’artiste devient militant en s’engageant politiquement et devient semblable à n’importe quel individu luttant aux côtés de la population. L’artiste Jaume Pla, qui connaîtra l’exil en 1939, enrôlé dans les troupes du POUM , est sollicité pour ses compétences en tant que dessinateur sur le front. Il réalise des cartes topographiques pour aider à la disposition stratégique des militants. Apel·les Fenosa parcourt toute la Catalogne durant les événements les plus violents et tente de sauver le patrimoine artistique en récupérant des œuvres dans les églises et les musées afin de les cacher en lieu sûr .

2.1 La mutation de l’art sacralisé vers un art de propagande

La création artistique doit alors opérer une mutation afin de s’impliquer dans les combats, en s’adaptant aux circonstances et à la demande de l’action militante. Cette mutation est nécessaire, car l’art ne peut rester à l’écart de l’histoire sans y prendre part et doit entrer en combat au détriment de ses préoccupations esthétiques. De plus, l’art a perdu ses systèmes de promotions artistiques d’exposition et surtout son caractère sacré. L’action artistique se développe alors aux côtés des troupes républicaines dans les rues et sur les fronts en se mêlant au monde de la propagande .
Par ailleurs, dans les années 1930, un phénomène particulier, mêlant l’esthétisme au politique, apparaît dans tous les pays européens connaissant une dictature. La politique utilise l’art et l’esthétisme pour chercher à toucher la population et cela se fait en jouant sur l’émotionnel. Le but est d’interpeller en utilisant des messages et des emblèmes clairs comme les affiches, les caricatures dans les journaux. En URSS, par exemple, le 23 avril 1932, le Comité Central des arts dissout par décret tous les courants artistiques afin de créer en 1934, le courant unique : le réalisme socialiste. Selon la définition officielle, l’œuvre d’art doit être « réaliste par sa forme et socialiste par son contenu » .
En Espagne, une véritable campagne d’information pour lutter contre le franquisme se met en place. Du côté des républicains, le combat se fait à travers la valorisation de la culture. Les républicains pensent qu’en luttant contre l’analphabétisme, ils pourront repousser le fascisme. La politique culturelle sous la IIe République était connue de tous. Le phalangiste et idéologue du franquisme, Ernesto Giménez Caballero, s’exprime sur ce sujet en ces termes :
« En Espagne, la République est venue remplacer la religion catholique par la religion de la culture » et « La guerre a entraîné le retour à la mystique de l’anti-culture parce que c’était justement la culture elle-même qui nous avait conduits à la barbarie de la lutte. »

En 1980, il reconnaît également :
« Pour moi, le mot culture prenait une connotation de tragédie, voire de délinquance » et « Franco a gagné la guerre mais n’a pas vaincu le mythe de la culture »

Mais il existe aussi une autre page, plus obscure, de l’histoire de la lutte et de la répression menée du côté républicain. Ces derniers mettent en place à partir de 1938 des « chekas » (Pl.6), des cellules de tortures très particulières pour faire parler les prisonniers nationalistes. L’inventeur de ces cellules est Alfonso Laurencic . Une nouvelle méthode de pression et d’intimidation psychologique y est inventée, mêlant l’art moderne et ses dernières recherches à la torture. Ces cellules mesurent 2 mètres de haut, 1,5 mètres de large et 2 mètres de long. Le prisonnier ne pouvait se reposer ni sur la table qui servait de lit ni sur le banc encastré dans le mur puisqu’ils étaient inclinés de 20%. Des briques et toutes sortes d’objets collés au sol empêchaient le détenu de marcher et de s’allonger. Il ne lui restait plus que regarder les dessins et les peintures sur les murs. Les chekas étaient décorées par des dessins surréalistes et des figures géométriques. Les œuvres les plus utilisées étaient celles des artistes du Bauhaus et en particulier celles de Kandinsky (comme trois sonorités jaune de 1926). Le jeu des couleurs procurait également chez le prisonnier un état d’étourdissement et le rendait obsédé visuellement par les figures géométriques. Dans certaines cellules, on projetait en boucle le passage, devenu si connu du « chien andalou » de Luis Buñuel, où l’œil d’une femme était coupé par un rasoir. L’art expérimental prend ici une résonance toute différence en se mêlant à la torture afin de servir un projet politique .

A partir du 18 juillet 1936, date à laquelle les premiers soulèvements militaires au Maroc et en Espagne marquent le début de la guerre civile, la culture, l’art et le peuple commencent à trouver une nouvelle relation. La culture et l’art font partie intégrante du programme révolutionnaire. La lutte pour la survie de la culture devient un enjeu primordial pour les républicains dans ces conflits, alors que les nationalistes entrent en croisade pour défendre la religion. La culture et la religion livrent un véritable combat durant la guerre civile . L’art se transforme en un instrument de lutte et, du coté républicain en un substitut laïque de la religion . Un grand nombre d’intellectuels, considérés comme « rouges » et donc dangereux aux yeux des nationalistes sont éliminés. Ils se nomment Frederico Garcia Lorca, Luis Vázquez, Camilo Díaz Baliño, Francisco Barreiro Permy y Luis Huici Fernández, Francisco Albiñana Corralé, Federico Luís Comps Selles, Pere Caselles Tarrats y Ramón Acín Aquilué, Juan Piqueras, Alfredo Torán, Alfredo Gomis, Carlos Gómez Carreras “Bluff”, Vicente Albarranch y Miguel Hernández, Ortiz Rosales y Domingo López Torres, Per Torsten Jovinge, Alfonso Laurencic, José Rivas Penedas, Armand Guerra. Ces deux derniers sont morts peu après en exil, succombant aux coups reçus dans les prisons franquistes .

2.1.1 L’affiche engagée

Les affiches deviennent un lieu d’expression privilégié car leur diffusion peut se faire de façon intensive en occupant tous les espaces visibles dans la ville. Les républicains utilisent les affiches pour mettre en avant deux grandes idées, la défense des droits du peuple, de la culture ainsi que l’art comme patrimoine du peuple . Des campagnes impressionnantes voient le jour sous les feux des batailles afin de mobiliser la population. Certaines d’entres elles cherchent à dénoncer les actes fascistes de bombardement des villes et leur détermination à écraser la culture, comme cette affiche où différentes photos sont agencées de façon à représenter une croix nazie. Ces photos représentent les villes détruites par les bombardements aériens. Les slogans associés sont : « ¡ Kultur ! », « la barbarie fasciste à Madrid » (Pl.7). Avec l’orthographe du mot culture en allemand, la population était bien consciente de l’origine des avions qui bombardaient les villes. Le bombardement de Guernica par la légion allemande Condor, dans la province de Vizcaya, au Pays basque, le 25 avril 1937, reste le plus connu et l’un des plus meurtriers, bien que ces actions se soient généralisées à tout le pays. Une autre affiche -diffusée dans le monde entier et traduite dans de nombreuses langues- est un authentique témoignage de propagande du gouvernement républicain espagnol qui cherche des appuis et une aide internationale (Pl.8). Ce photomontage a été également adapté à d’autres supports comme les journaux, les tracts. De l’autre côté de la frontière, les artistes espagnols résidant à Paris, prennent position dans le conflit espagnol, comme ce fut le cas de Joan Mirò. Il réalise en 1937 l’affiche, devenue célèbre, « Aidez l’Espagne, 1Fr » (Pl.9). Il s’engage ouvertement contre la montée du fascisme en Espagne et dira à ce propos en 1937 : "Dans la lutte actuelle, je vois du côté fasciste les forces périmées, de l'autre côté le peuple dont les immenses ressources créatrices donneront à l'Espagne un élan qui étonnera le monde".

Des milices de la culture sont mises en place, comme en témoigne cette affiche représentant un livre et une baïonnette avec le slogan : « Ils luttent contre le fascisme en combattant l’ignorance » (Pl.10). Des livres sont distribués dans les champs de bataille. De nombreuses affiches sont créées afin de sensibiliser toute la population, les civils comme les militaires. Le mouvement syndical la CNT participe activement à cette campagne en placardant des affiches, comme cette dernière où apparaît un personnage hurlant le mot inscrit au-dessus : « lisez » (Pl.11). Dans une autre affiche encore, on voit une main tendre un livre d’histoire à une personne. Les slogans associés sont les suivants : « lisez », « En combattant l’ignorance vous vaincrez le fascisme », « le ministère de l’éducation publique ouvre ses bibliothèques au peuple » (Pl.12).

2.1.2 Le pavillon espagnol de l’exposition universelle de Paris en 1937

Dans cette dynamique de lutte et de dénonciation des événements qui se produisent en Espagne, le pavillon espagnol de l’exposition universelle de Paris en 1937, pensé au départ comme un pavillon de propagande glorifiant les valeurs nationales, s’est converti en un véritable pamphlet, selon Fernando Martín : « Un plaidoyer passionné et pressant du gouvernement républicain en quête de sympathie et soutien contre les troupes du général Franco » .
Ce pavillon présente une véritable synthèse des recherches artistiques de l’Espagne des années 30 bien que ses représentants les plus connus, Alberto Sànchez (Pl.13 : Le peuple espagnol a un chemin qui le conduit vers une étoile, 1937), Pablo Ruiz Picasso (Pl.15 : Guernica, 1937), Joan Miró (Le Moissonneur, 1937), Joan Gonzàlez (Montserrat, 1937) fassent partie des artistes immigrés à Paris avant le conflit en Espagne. Ils constituent la scène d’avant-garde espagnole en résidence en France et c’est la première rencontre entre l’Etat espagnol et ces artistes dont les travaux restaient méconnus en Espagne.
Le bâtiment conçu par les deux architectes, José Luis Sert et Luis Lacasa, expose les dernières recherches du mouvement moderne en Espagne mais devient avant tout le support iconographique d’une série d’affiches et de photomontages présentant au monde entier, tel un cri d’alarme, la situation de l’Espagne en 1937 (Pl.16). Ils présentent les événements politiques mais aussi sociaux et culturels qui ont prévalu à l’état de crise qui mena à la Guerre Civile. L’équipe choisie pour préparer l’installation des affiches et photomontages est dirigée par José Renau et comprend également les affichistes Gori Muñoz, Félix Alonso et les peintres Javier Colmena et Francisco Galicia. Sur les façades extérieures, des espaces sont consacrés à l’écriture et sur l’un d’eux, on pouvait lire un texte du président de la seconde République en exil, Manuel Azana : « Nous nous battons pour l’unité essentielle de l’Espagne. Nous nous battons pour l’intégrité du territoire espagnol. Nous nous battons pour l’indépendance de notre patrie et pour le droit du peuple espagnol à disposer librement de son destin » (Pl.14).

2.2 L’exil artistique : deux vagues d’ « immigration » artistique espagnole vers la France

Paris connaît deux vagues importantes de « déplacement » d’artistes au début du XXe siècle. Le terme « déplacement » est utilisé afin de ne pas commettre de confusion entre les deux termes : immigration et exil. La première vague peut-être définie comme une immigration puisqu’elle concerne un groupe d’artistes qui s’est rendu à Paris, durant un temps donné afin de profiter des dernières recherches artistiques internationales. Cette vague se produit dans un phénomène d’attirance pour l’essor artistique associé à cette capitale des arts. Mais cette immigration ne peut-être considérée comme un exil. Aucun artiste ne fuyait une guerre et ses répercutions comme on peut le constater lors de la seconde vague. On pourrait cependant la désigner par le terme « exil artistique ». Ce terme est couramment utilisé pour définir cette première vague d’immigration qui a lieu au début du siècle et qui concerne Picasso et le cercle d’artistes espagnols . Paris devient à cette époque un lieu incontournable et indispensable pour la formation des jeunes artistes espagnols cherchant l’avant-garde qu’ils ne peuvent trouver en Espagne. La relation étroite des deux pays a facilité les échanges et l’on peut également constater une immigration d’artistes français vers l’Espagne, au cours de la première guerre mondiale, durant laquelle le pays a choisi une position de neutralité dans les conflits.
Parmi ces artistes apparaissent de grands noms qui marquent l’histoire de l’art comme celui de Julio Gonzàlez arrivant en 1900, Pablo Picasso en 1901, Juan Gris en 1906, Joan Miró en 1920. Cette première scène va permettre, lors du second exil, un meilleur accueil aux artistes en fuite à cause de la violente répression fasciste après leur prise de pouvoir. La plupart de ces artistes ne reviendront pas en Espagne, excepté Joan Miró qui préférera se retirer sur l’île de Mallorca dans un exil intérieur, et s’installeront définitivement en France.

La seconde vague constitue ce que l’on peut appeler l’exil républicain espagnol. Cet exil a lieu tout au long de la guerre civile de juillet 1936 à janvier 1939 mais il est beaucoup plus massif au cours de la Retirada . Les artistes engagés dans des activités de militance contre les fascistes et en faveur de la République sont contraints à l’exil afin de sauver leur vie face aux représailles violentes de Franco. Le rôle de Picasso dans l’accueil de ces artistes est une preuve frappante de la fraternité existante entre les artistes espagnols. Picasso est déjà, à l’époque, une figure incontournable du paysage artistique. Il a donc joué de sa notoriété pour venir en aide aux artistes réfugiés espagnols en leur apportant un réconfort matériel et en les aidant dans leurs carrières artistiques. Picasso réussit même à obtenir des papiers d’identité pour quelques artistes auprès du consulat espagnol à Paris . Mais l’appui majeur qu’il peut leur offrir est sa participation dans des expositions consacrées aux artistes espagnols. C’est le cas par exemple de la première exposition réalisée en 1947, sur le thème de l’art espagnol en exil, intitulée l’art espagnol à l’exil, à la chambre de commerce de Toulouse pour laquelle Picasso prête quelques-uns de ses tableaux (ANNEXE 1). En 1959, il expose de nouveau à la Chambre de Commerce de Toulouse pour la seconde exposition intitulée : Artistes espagnol à l’exil. Le seul renseignement dont nous disposons quant à sa présence est l’attestation d’une de ses œuvres à l’exposition, qui serait une nature morte de la période cubiste . Cet accueil chaleureux et le soutien apporté démontrent également l’engagement des artistes espagnols résidant en France, face aux événements survenus en Espagne .
Cette cohésion entre l’ensemble des réfugiés espagnols issus des deux vagues participe à une confrontation des avis des spécialistes sur la nature de leur exil. Une partie des spécialistes espagnols s’accordent à dire que les artistes de la première vague, tels Picasso, font partie de l’exil espagnol bien que leur départ n’ait pas été motivé par les mêmes raisons. Peut-on vraiment considérer les artistes de la première vague comme des exilés républicains espagnols ?

Paris et la région Midi-pyrénées ont été les deux principales destinations choisies par les artistes espagnols. L’« exil artistique » de la première vague, à Paris, renforcé par les artistes de l’exil républicain de 1939, s’est réuni pour former ce que l’on a appelé l’école espagnole de Paris avec les artistes suivants : Picasso, María Blanchard, Juan Gris, Julio González, Pablo Gargallo, Manolo, Celso Lagar, Mateo Hernández, Eduardo García, Benito, Francisco Bores, Manuel Angelez Ortiz, Hernando Viñes, Joaquín Peinado, Ismael González de la Serna, Alfonso de Olivares, Ginés Parra, Apel·les Fenosa, Honorio García Condoy, Luis Fernández, Jacinto Salvadó, Juan Miró, Salvador Dalí, Oscar Domínguez, Juan José Luis González Bernal, Emili Grau Sala, Manuel Angeles Ortiz, Baltasar Lobo, Pedro Flores, Ginés Parra, Antoní Clave, Manuel Viola .
En parallèle, Toulouse et la région Midi-Pyrénées ont accueilli une autre partie des artistes après l’exil de 1939. Cette destination représente celle des anonymes. Les artistes, mêlés aux civils, sont passés sous silence car ils ne peuvent bénéficier, à l’instar des artistes parisiens, du substrat institutionnel indispensable à la reconnaissance d’un artiste. N’ayant ni famille ni ami en France pouvant les aider, ils vont connaître pour la plupart les camps de regroupement français et continuer à peindre et sculpter dans le silence. Cependant depuis quelques années, un intérêt grandissant pour l’histoire de ces artistes oubliés a permis de collecter de précieuses informations. Cela a permis l’organisation de quelques expositions, la publication de quelques rares ouvrages et articles de part et d’autre des Pyrénées. Mais les productions artistiques dans les camps de regroupements restent très peu étudiées. Les artistes les plus connus ayant « choisi » la région Midi-Pyrénées s’appellent : Antonio Alos, Hilarion Brugarolas, Manuel Camps-Vicens, Call, Rodolfo Fauría-Gort, Francisco Forcadell-Prat, Joan Jordá, Carlos Pradal, Josep Suau, Joaquim Vicens-Gironella.


3- L’arrivée des réfugiés espagnols dans les camps en France

3.1 Les conditions d’entrée

Malgré de nombreuses alertes formulées aux autorités françaises, le gouvernement Daladier ne pouvait imaginer le déferlement conséquent de civils et militaires qui, devant la victoire des nationalistes, s’empresseraient d’arriver aux frontières françaises. Les points de vue sont d’ailleurs très partagés quant à la position de la France à ce moment. Certains justifient ce manque de moyens par une mauvaise évaluation des événements du gouvernement français, d’autres par la volonté de ne pas montrer à la République espagnole le pessimisme français quant à l’issue d’une victoire . D’autres enfin, ne souhaitent pas se positionner face à ce conflit appuyé par l’Italie et l’Allemagne.
En dépit des contestations au sein du gouvernement et cette peur du « rouge », quelques initiatives ont été prises afin de répertorier les sites susceptibles d’accueillir une grande population. Malheureusement, les estimations du nombre d’exilés restent bien en deçà de la réalité de 1939.

Cet exil est le plus important connu en France par son nombre et par sa soudaineté. Des estimations ont été réalisées par divers organismes et commissions, et il est très difficile d’en donner un chiffre exact par la nature même du phénomène qui sort du cadre d’une quelconque administration. Geneviève Dreyfus-Arnand, en s’appuyant sur les travaux de Javier Rubio , nous en donne une estimation –selon elle approximative- de 470 000 personnes.
Cette vague est en réalité la quatrième et met fin à l’espoir d’une victoire républicaine (ANNEXE 2). Les trois premières vagues, constatées durant la guerre civile, renvoient à l’évolution des affrontements et surtout aux représailles qu’elles ont engendrées lors de l’occupation par les nationalistes, après leur victoire, du territoire jadis républicain.
Dans un premier temps, face à cette peur de l’arrivée massive d’Espagnols et voyant le dénouement des derniers affrontements en Catalogne, le gouvernement français préfère fermer les frontières les 26 et 27 janvier 1939, décision prise lors des conférences interministérielles. Un dispositif important, groupant de nombreux gendarmes mobiles, des régiments d’infanterie et des tirailleurs sénégalais, prend position à la frontière. Le 28 janvier, le gouvernement accepte uniquement les civils en refoulant les militants et les hommes en âge de se battre. Le 5 février, après la prise de Gérone, ville catalane proche de la frontière et dernière ville de refuge du gouvernement républicain, les autorités républicaines espagnoles prennent conscience que la lutte ne pourra plus se faire sur terre espagnole et franchissent la frontière.
Malgré toutes les réticences exprimées en particulier par les radicaux de Daladier, partisans d’une non-intervention en Espagne, et le climat de xénophobie des années 1930, la France ouvrira ses frontières comme l’exprime le ministre de l’intérieur Albert Sarraut, au nom de la France, sœur républicaine et terre d’asile. Mais derrière ces paroles se cache une autre réalité qui marque la seconde étape de cette guerre, celle de l’exil, la face cachée de la débâcle, le sort des vaincus.


3.2 Les « camps du mépris »

L’arrivée de cette population meurtrie à la fois physiquement et psychologiquement doit supporter un autre affront, celui de l’accueil réservé par la France. Les autorités françaises, face à cet afflux, n’ont d’autre solution que d’essayer de s’organiser pour regrouper ces personnes dans de vastes aires de rassemblement désignées à la hâte, appelées également camps de collectage, comme Prats-de-Mollo, Amélie-les-Bains ou Latour-de-Carol (ANNEXE 3). Certains lieux comme d’anciennes prisons ou des usines désaffectées servent d’hébergements improvisés . Ces camps provisoires sont installés à la frontière afin de gérer au plus vite l’afflux massif des exilés. Deux types de camps provisoires apparaissent, les « camps de contrôle » et les « camps de triage ». La seconde étape, après un tri de la population, consiste à conduire les réfugiés dans les « camps de toile » des plages du Roussillon tels que Argelès-sur-Mer ou Saint-Cyprien. Ce sont de simples espaces sur une plage, sans eau ni sanitaire, et parsemés de toiles pour s’abriter. (ANNEXE 4, 5,) Tous ces camps restent sous contrôle de l’armée française aidée par l’armée sénégalaise, rappelant aux Espagnols les troupes de Franco venues du Maroc. Dans de nombreux témoignages, les réfugiés parlent de leur premier contact avec les Français et en particulier avec la langue à travers ce mot : « Allez ! Allez ! » . Beaucoup l’interprétèrent comme de l’humour déplacé croyant entendre : Olé ! Olé ! Ce mot était crié des centaines de fois par jour afin de les faire avancer jusqu’au camp et pour qu’ils obéissent aux ordres. Max Aub , écrivain, envoyé au camp de regroupement du Vernet y écrira un poème satirique intitulé « Allez, allez ». (ANNEXE 6)
Prenant conscience de la situation précaire des camps et de son aggravation du fait des conditions climatiques hivernales, le gouvernement tente d’améliorer les conditions de vie en réalisant la construction de baraquements à l’intérieur des terres. Le général Ménard, responsable de la gestion des camps, met sur pied un réseau de six camps spécialisés, en 1939 : Bram (Aude) accueillant les vieillards, Agde (Hérault) et Rivesaltes (Pyrénées-Orientales) les Catalans, Septfonds (Tarn-et-Garonne) et Le Vernet (Ariège) les ouvriers spécialisés, Gurs (alors Basses-Pyrénées) les Basques.
Il est important de rappeler que ces camps étaient en constante évolution et pouvaient changer de statut administratif en passant par exemple du statut de camp de regroupement à celui d’un camp disciplinaire. La construction de ces camps s’est faite dans l’objectif d’une gestion rapide de la population et relève par conséquent du provisoire. Mais ce provisoire s’est éternisé et ces camps sont devenus un nouvel enfer pour les réfugiés espagnols qui espéraient en passant la frontière une reconnaissance de leur lutte.


3.3 Les différents itinéraires choisis par les artistes

Trois chemins sont pris pendant ou après la guerre civile par les contestataires du nouveau régime imposé : certains choisissent de rester en Espagne et se plongent dans un « exil intérieur », d’autres choisissent de s’exiler en France pendant les conflits ou lors de la Retirada. Pour ceux qui possédaient l’argent nécessaire, l’Amérique Latine représente une destination prisée car elle assure plus de sécurité et l’accueil y est meilleur. Les écrivains, les poètes mais aussi quelques artistes sont les plus nombreux à choisir cette dernière destination car ces pays offrent plus de similitudes culturelles que la France ou d’autres pays d’Europe. La langue castillane, parlée en Amérique Latine, a influencé avant tout le choix des écrivains et poètes. D’autres ont préféré rester au sud de la France, le plus près de leur pays dans l’espoir d’un retour prochain.
Des pays accueillirent également ces réfugiés espagnols, comme le Royaume-Uni ou l’URSS, mais cet exil fut beaucoup moins important.
Pour ceux qui choisissent de s’exiler en France, les camps restent le premier lieu où le gouvernement français décide de les envoyer. La France constitue un passage obligatoire. Certains tenteront de se faire connaître des autres compatriotes résidant à Paris, afin qu’ils puissent leur venir en aide pour les faire sortir des camps. Les artistes mais aussi les musiciens tenteront de regagner Paris, où ils ne pourront élire domicile légalement. Une grande partie d’entre eux ont déjà fait le voyage jusqu’à Paris au début du siècle pendant leur formation artistique. Contrairement aux écrivains, le langage artistique est universel et ne nécessite pas une parfaite maîtrise de la langue du pays . Ces derniers se rendront plus massivement vers les pays d’Amérique Latine. Mais la majorité des personnes parquées dans les camps de concentration est issue de la masse populaire qui n’avait pas assez d’argent pour s’exiler en Amérique Latine. Comme nous l’avons vu, les artistes connus et reconnus en Espagne et en France sont directement aidés par les anciens Espagnols qui avaient choisi Paris pour exercer leur art. Mais les artistes qui étaient encore trop jeunes pour être connus sont restés dans les camps. La plupart ont une vingtaine d’années et possèdent quelques bagages artistiques.
D’autres encore choisissent de retourner en Espagne, ne supportant pas la vie dans les camps. C’est d’ailleurs le cas de Jaume Pla : après avoir passé quatre mois au camp de Saint-Cyprien décide de retourner à Barcelone. Mais il passe quelques années caché chez des amis car son engagement dans les troupes du POUM pendant la guerre civile lui aurait coûté la vie. La guardia civil le recherchait activement . Il ne faut pas oublier encore ceux, comme Brugarolas qui fut interné à Auschwitz d’où il s’évadera, qui connaîtront les camps d’extermination nazis. Il consacre une série de ses peintures à ce thème (Pl.86 Pl.87). Le camp de Gurs, « camp de concentration » situé dans l’actuelle région du Berne, était partagé entre les exilés espagnols, les « indésirables » (les opposants politiques), les juifs allemands déportés du Pays de Bade et du Palatinat, et les gitans. Une voie ferrée non loin du camp était installée dans le but de permettre le transfert direct vers les camps d’extermination et en particulier celui de Mauthausen. (ANNEXE 7)


SECOND CHAPITRE : L’art dans les camps, entre militantisme et revendication


Dans cette partie, la majorité de la production picturale sélectionnée appartient à la production éditoriale. Elle concerne l’engagement politique, le désir de revendication et la contestation par rapport aux conditions de vie et d’injustice des réfugiés. Dès les premiers mois, de véritables organes de presse se constituent dans les camps. Ils sont la continuité de la presse syndicale et militante créée durant la guerre civile. Cette production éditoriale est associée à une production plastique, illustrations d’articles, dessins, caricatures très sommaires à cause de la censure et de l’autocensure.
L’étude de ces pratiques picturales doit se faire obligatoirement en lien direct avec le contexte, c'est-à-dire l’article auquel il se rattache, ainsi que les conditions particulières de réalisation. Une étude des dessins excluant la dimension historique et sociologique de création fausserait le sens et l’intérêt de la production.
De plus, pour la majorité des dessins étudiés, nous sommes en présence d’une création modeste dont la réalisation fut l’œuvre de réfugiés sans aucune connaissance de pratiques artistiques. L’intérêt réside alors davantage dans l’engagement, le sens que l’on veut donner à un dessin et la force qu’il peut renfermer, au-delà du temps, de l’espace et de l’art.


1- Militer dans un camp de regroupement

Si l’on considère que militer c’est œuvrer activement à la défense ou à la propagation d’une idée et/ou d’une doctrine, alors ces réfugiés militaient dans ces camps de concentration. Leur action peut renvoyer principalement à la défense de deux idées, le maintien des idéaux républicains et la volonté de trouver des occupations pour rester en vie et disponible physiquement et mentalement au combat.
Il faut rappeler que ces milliers de réfugiés ont été battus par les nationalistes. En dépit de tous leurs efforts et leur courage pour lutter avec peu d’armes comme des guerrilleros , ils doivent faire face à cet échec et fuir pour survivre. Mais une grande partie d’entre eux maintient l’espoir de revenir au pays et de reprendre le combat. Il est donc nécessaire de ne pas fléchir et de continuer la lutte telle qu’elle était menée en Espagne. La foi en leurs idéaux reste toujours vivante et devient le ciment fédérateur des exilés : continuer à lutter pour rester unis contre l’adversité. Le départ de ces républicains assure à la fois leur survie et celle de la République. Ils ont la sensation qu’ils portent en eux « l’Espagne républicaine », le gouvernement légitime, élu en 1931, mais malheureusement non reconnu par toute la population.
Il faut inscrire la lutte menée dans les camps, dans le prolongement des conflits de la guerre civile. Dans ce combat mené pour la défense de la République et de ses idéaux, la culture avait une place cruciale. Les républicains combattaient sous la bannière de la culture, considérée comme une arme pouvant repousser le fascisme. C’est d’ailleurs ce que souligne Geneviève Dreyfus-Armand :
L’une des spécificités de l’exil espagnol est que le combat politique se trouve dans le prolongement direct de la guerre d’Espagne, souvent associé à la sauvegarde d’un héritage historique et culturel ; de même qu’alors la lutte contre les nationalistes et leurs alliés fascistes s’était faite largement au nom de la défense de la culture, le combat de l’exil contre le franquisme revêt inévitablement un aspect culturel.

Par conséquent, dans les camps de regroupement, la culture continue à occuper une place importante et surtout à être associée à l’engagement politique. Les syndicats et organisations politiques se reconstituent dans les camps et certains comme le FETE et la CNT vont participer activement à la mise en place d’activités artistiques. Les étudiants et les enseignants deviennent à travers les journaux la voix des camps. La CNT organise des expositions artistiques dès les premiers mois de 1939.
Les réfugiés peuvent également vouloir militer pour la survie. Ce combat devient alors une lutte quotidienne pour la vie, pour occuper l’esprit et le corps. Dans l’esprit de la plupart d’entre eux, ces camps ne sont que transitoires. Leur retour au pays est imminent. Dans cette perspective, le maintien physique et moral est essentiel. La lutte contre le franquisme doit continuer et il faut être apte au combat. Pour cette raison, des expositions sont proposées dès les premiers mois dans les camps. Des cours de langue espagnole, française, de culture générale ainsi que des conférences sont organisés rapidement par les étudiants et le corps enseignant. Le sport fait aussi partie du programme de lutte contre l’inactivité.
De plus, comme nous l’avons déjà vu, la culture et l’art sont intimement liés à l’engagement politique. Le militantisme s’exerce par le biais de la création et cette création est, pour une partie, des réfugiés un moyen permettant de rester en vie. Je peux créer donc je vis. Mon corps et mon esprit sont occupés à faire autre chose qui permet d’oublier la réalité, l’éloignement de sa terre, l’horreur de la guerre civile.


2- L’action à travers la « presse de l’exil »

2.1 L’origine de la presse de l’exil

Sous le nom de « presse de l’exil » sont désignés les bulletins dactylographiés ou écrits à la main « publiés » dans les camps de regroupement. Leur tirage pouvait aller de trois à quinze exemplaires. Leur réalisation permettait d’informer les réfugiés d’événements produits à l’intérieur du camp mais aussi d’actualités extérieures plus ou moins proche, d’anecdotes, de conseils. Au travers des rubriques consacrées à des nouvelles ou des poèmes, les lecteurs pouvaient s’évader, aidés par les illustrations.
L’origine de cette production est à mettre en relation avec le développement de la presse durant la seconde République et développée pendant la guerre. Ce mode d’expression et de diffusion des pensées est le premier instrument de cohésion de groupe et de divulgation de la culture. Il est logique de le retrouver représenté dans l’immédiat de l’après guerre civile au sein des camps.
Mais l’élément fédérateur de tous ces journaux est leur projet commun de défense de la culture. Il ne faut pas oublier que ces réfugiés sont encore dans la dynamique du combat contre le fascisme, intensifiée avec la guerre civile. Ils luttent dans un premier temps contre le franquisme en Espagne, puis certains se rallient à la résistance française en tentant de lutter contre les nazis et le gouvernement collaborateur. Pierre Milza nous rappelle que « la lutte contre le fascisme s’est largement faite au nom de la défense de la culture, l’exil se veut aussi une résistance culturelle » . Dans le Boletin de los estudiantes d’Argelès-sur-Mer, les étudiants exposent leur engagement en se plaçant dans le prolongement des missions pédagogiques gouvernementales créées par la seconde République espagnole, proclamée le 14 avril 1931.

Boletin de los estudiantes, Argelès-sur-Mer, lundi 17avril 1939, N° 2 ( Pl.17) :
Etudiants du camp d’Argelès- sur-Mer, nous continuerons notre tâche de divulgation de la culture que nous avons commencée en Espagne, quand la Barraca et nos missions paysannes apportaient l’art à tous les villages de Castille et d’Espagne. Ce travail ne sert pas seulement à apporter des connaissances à nos réfugiés, à les distraire, il sert aussi à améliorer l’organisation du camp et il aide, en ce sens, les autorités françaises.(…)Une fois de plus les étudiants espagnols répondent présent à l’appel. En pensant à notre patrie et à ces milliers d’Espagnols qui vivent loin d’elle, chacun de nous doit être un conférencier un maître, un combattant, dans cette lutte pour la divulgation de la culture parmi nos réfugiés et l’amélioration de leur situation.

Cette mission, du nom de Barraca, s’inscrit dans un projet gouvernemental initié par décret en mai 1921. Depuis la fin du XIXe siècle, une politique d’éducation des masses commence à voir le jour. Elle doit permettre de pallier le retard conséquent de l’Espagne en matière d’éducation du fait du fort taux d’analphabétisme. Dans les années 1920, 1930, ces projets éducatifs s’intensifient et l’implication d’artistes tels que Frederico Garcia Lorca témoigne de l’importance et l’ampleur du projet. La mission Barraca ne voit le jour qu’en 1933 grâce à l’appui et l’implication de Ugalde et Frederico García Lorca. Elle prend la forme d’une troupe de théâtre et parcourt les deux Castilles, Aragón, Navarra, Levante et Madrid, apportant jusque dans les villages les plus démunis la culture des grands classiques du théâtre et les pratiques artistiques des avant-gardes .
Durant les premiers mois de l’exil, le gouvernement français met sur pied une véritable campagne de manipulation pour inciter les Espagnols à retourner en Espagne. Une motion de censure interdit aux journaux de convaincre la population à rester en France malgré les conditions de vie difficile. Cependant, les réfugiés trouveront alors des procédés détournés afin de montrer aux républicains l’accueil réservé par les pelotons d’exécution de Franco.


2.2 L’organisation et la composition de cette presse dans les camps

Cinq journaux de la « presse de l’exil » seront étudiés dans cette partie, Boletin de los estudiantes, Hoja de los estudiantes ( Pl.18), Profesionales de la enseñanza (Pl.19) et les deux revues d’art, Barraca (Pl.20) et Desde el Rosellón (Pl.21). Ces revues correspondent à différents regroupements d’individus comme les étudiants, les professeurs et les artistes. A travers ces journaux, tous cherchent une reconnaissance communautaire.
Les journaux, Boletin de los estudiantes et Hoja de los estudiantes sont les organes de presse écrits par les étudiants du F.U.E . La F.E.T.E s’occupe du journal Profesionales de la enseñanza. Tous les trois sont « publiés » dans les camps de Gurs, Argelès, Bacarès et le contenu des éditions varie en s’adaptant aux informations extérieures obtenues et aux événements spécifiques à chaque camp, tout en gardant une même structure.

Dans cette « presse de l’exil », on peut détacher deux types d’auteurs dans la production des dessins, les dessinateurs amateurs et les professionnels. Ils renvoient respectivement à des dessins de productions de qualités différentes.
Les premiers s’expriment dans ces journaux, en mettant en relation les articles avec une illustration. Leur production ne possède pas les qualités picturales et esthétiques des réalisations des artistes confirmés, mais leur intérêt n’est pas à négliger. Leurs dessins permettent d’illustrer les articles en mettant en relation le texte avec l’image, afin de rendre plus agréable la lecture des journaux et d’organiser la mise en page des articles. Mais peut-être qu’au-delà de ce souci illustratif se cache une volonté pédagogique permettant aux analphabètes, très nombreux, de cerner l’information essentielle.
Les dessins apportent également de nombreux renseignements, très précieux, comme l’importance accordée au combat pour faire perdurer la culture. A travers cette production, l’implication personnelle transparaît et se décline sous forme de lutte. Toutefois, dans certains dessins, comme nous allons voir, dans la partie qui suit, le souci de la perspective et des proportions témoigne de la connaissance des dessinateurs amateurs des règles du dessin.
Les dessinateurs professionnels sont surtout sollicités pour la réalisation des premières pages et des entêtes des journaux, l’illustration des poèmes et des nouvelles dans les pages de collaboration, qui demandent une maîtrise plus grande du dessin. Le dessinateur catalan Batista réalise plusieurs couvertures. Amichatis se consacre aux caricatures mais aucune ne nous est parvenue. Miguel Orts, dessinateur mais aussi écrivain s’adonnera à la caricature de ses collaborateurs (Pl.22). Il réalise aussi différents dessins pour le journal des enseignants et collabore également à la revue artistique Barraca.

Dans un désir de fidélité à la production des grands journaux, ces « feuilles volantes », comme les appelle Alberti , utilisaient les mêmes techniques et les mêmes formes de présentation. Les illustrations étaient faites au crayon de couleur où à la plume. Les pages étaient cousues ou agrafées avec un fil de fer.
Le matériel récupéré pour les dessins et les illustrations des journaux était assez réduit mais avec un peu d’inventivité, les artistes parvenaient à réaliser des dessins de bonne qualité surtout dans les revues artistiques, Barraca et Desde el Rosellon . Le travail de recollection réalisé par Miggie, représentante des étudiants, permettait de ravitailler les camps de matériel essentiel à l’élaboration des journaux, mais également aux classes et aux ateliers artistiques de fonctionner. Certains étudiants et artistes avaient pu garder avec eux dans les premiers temps de l’exil leur matériel de création. Des machines à écrire, des crayons, de la peinture avaient ainsi pu être introduits dans les camps.
Les illustrations des journaux étaient réalisées avec des crayons de couleur d’un panel assez large, des peintures assez diluées, sans doute de l’aquarelle. Pour les dessins plus précis ou les contours, les artistes optaient pour la plume ou le crayon noir. Mais ce qu’il faut surtout souligner, c’est la capacité d’inventivité dont ces réfugiés ont du user pour récupérer et réinterpréter le peu de matériel qu’ils pouvaient posséder. Les matériaux utilisés pour la construction des baraques sont détournés pour d’autres activités, comme les ardoises des toits qui servaient comme support pour l’écriture, lors des activités éducatives.

2.2.1 L’exemple du « Boletin de los Estudiantes »

Ces bulletins apparaissent dès le mois de février de l’année 1939 avec un premier numéro datant du 17 février 1939 au camp d’Argelès-sur-Mer. Ils sont tous élaborés selon un même schéma et dans l’esprit de la presse militante de la guerre civile. Une première page, illustrée par un grand dessin, présente le titre du journal et le lieu de « publication » (Pl.23). La deuxième rappelle le titre du journal, ceux qui la publient, le « FUE », le numéro de parution ainsi que la date. Toutes ces informations apparaissent insérées dans un en-tête. Sur cette même page, un long paragraphe expose le travail déjà réalisé par les étudiants dans le camp. Ce texte se veut mobilisateur, plein d’énergie et d’espoir pour la lutte contre le fascisme ainsi que la lutte quotidienne dans le camp (Pl.24). La rubrique suivante informe et présente un bilan du travail réalisé dans le camp en offrant certaines fois une ouverture vers les autres camps. Cette rubrique peut se prolonger avec des conseils de méthode de travail pour mener à bien un projet culturel et sportif. Selon les bulletins, le nombre de participants aux activités proposées est affiché (Pl.25, Pl.26, Pl.27, Pl.28). Le bulletin se termine en général par une rubrique consacrée aux collaborations. Une place importante est alors réservée aux illustrations ainsi qu’aux nombreux poèmes (Pl.29, Pl.30).
Un soin tout particulier est accordé aux en-têtes des journaux présentant les différentes rubriques comme par exemple celui du FUE, vu précédemment, présentant le sigle du syndicat étudiant accompagné d’un barbelé planté sur une colline (Pl.31). Le journal intitulé Profesionales de la Enseñanza en a également un, répété aussi au même emplacement d’un numéro à l’autre. Une lanterne associée à un livre ouvert et un encrier avec une grande plume forment les motifs du dessin, éléments symbolisant leur devoir d’éclairer et d’instruire la population. (Pl.32) D’autres en-têtes très originaux apparaissent dans les différents journaux des camps et témoignent d’un désir de création, malgré le peu de moyens (Pl.33 Pl.34 Pl.35 Pl.36).
Ces journaux sont en général dactylographiés et l’espacement entre les lignes et les dessins assez réduit, ce qui traduit le souci d’économie du papier. Quelques encadrés sélectionnent les articles majeurs ou bien les dernières nouvelles. Les dessins permettent de structurer l’espace et de donner du souffle à la composition.
La censure et l’autocensure sont présentes et pour cette raison, les articles ne doivent pas aller à l’encontre des directives établies par le gouvernement français. Il faut noter toutefois l’encouragement de ce dernier pour l’action culturelle mise en place au sein des camps. Ces bulletins délivrent quelques informations liées à la vie du camp et à la situation espagnole et internationale. Les sources proviennent des visiteurs officiels comme Miggie, représentante des étudiants, ou bien clandestins comme un des rédacteurs du F.U.E, Bosch, qui n’hésite pas à s’évader du camp pour collecter des informations ou bien en diffuser. Une ou plusieurs pages de collaboration clôturent le journal. De nombreux artistes, écrivains, poètes qui seront connus par la suite y participent et laissent ainsi une trace de leur présence dans ces camps comme Manolo Valiente (Seville1908- id.1991), et Josep Renau (Valence1907- BerlinEst1982). Manolo Valiente, artiste peintre, sculpteur, poète, va surtout s’exprimer à la sortie des camps. Il fera partie de l’école espagnole de Paris, côtoyant Aristide Maillol, Pablo Casals et Pablo Picasso. Josep Renau, peintre et affichiste, responsable en 1937 du pavillon espagnol à l’exposition universelle de Paris. Ses affiches et surtout ses photomontages inspirés de Georges Grosz et de John Heartfield véhiculent un message social dans un esprit très engagé.

Pour Serge Salaün, ces périodiques ont une double fonction. Ils informent les réfugiés sur des sujets d’actualité touchant aussi bien l’Espagne franquiste que la France et les relations internationales. Mais ils recouvrent aussi une fonction psychologico-idéologique en entretenant l’espoir et en mettant en évidence les élans de solidarité internationale .
Ces bulletins sont aussi un moyen d’affirmer son identité à travers l’appartenance à un groupe comme ceux des étudiants ; le FUE, des professeurs (Profesionales de la Enseñanza). Ils représentent un moyen de cohésion des groupes où peuvent se rencontrer des personnes provenant de mêmes noyaux ou de mêmes actions militantes. Cela devient un moment de témoignage, un lieu d’expression et de cohésion au sein d’un même groupe, nécessaire après un conflit tel que celui d’une guerre civile.

2.2.2 Une presse artistique : Barraca et Desde el Rosellon

Un groupe de douze artistes, peintres, dessinateurs, écrivains et poètes, occupants d’un même baraquement, se crée au camp d’Argelès et propose un nouveau journal artistique et littéraire: Barraca . Ce nom, vu précédemment, est chargé de sens et reflète l’implication militante des artistes, dont plusieurs participent également à l’illustration d’autres journaux de la « presse de l’exil » comme le F.U.E. Ils s’appellent José Atienza (texte), Carlos Conesa (dessin), Gilberto Corbi (dessin), Efrén Hermida (texte/ poésie), Jesùs Lantada (dessin), Isidro Llach Font, Serafín Moreno Villa, José Oncins, Carlos Pestaña, Valentí Rodriguez Gonzalez, Gumersindo Sainz de Morales, Francisco Valera de Pablo (poésie) . Ce journal bénéficie d’une plus grande liberté de rédaction, échappant aux censures imposées aux autres journaux. La dénonciation des conditions de vie, du manque de matériel et des problèmes liés à l’hygiène est assez récurrente. Ces revendications sont traitées sous forme de poèmes, de nouvelles ou de caricatures comme celles de Amichatis. Il écrit dans un des bulletins : « Le sable m’a pénétré corps et âme. Et j’ai envie de pleurer, pleurer, afin de sécher l’encre avec laquelle j’écris. Parce ce que je vais pleurer du sable » . Mais au-delà de cette recherche de dénonciation, la rédaction du journal s’inscrit dans une démarche de divulgation de leur activité artistique à l’extérieur du camp. Ces journaux sont distribués aux visiteurs et réussissent ainsi à passer les barbelés. Grâce à ces initiatives, ce groupe d’artistes s’est fait connaître à l’extérieur et a bénéficié de la reconnaissance et de l’amitié de Mme Peix, la propriétaire du Château de Valmy. Ils pourront quitter le camp pour s’installer dans une dépendance le 28 juin 1939 où ils poursuivront pendant quatre mois leurs créations. Leur activité éditoriale change de journal et présente alors : « Desde el Rosellón » de juillet à octobre 1939 .

3 - Les manifestations culturelles

3.1 Les expositions

Au camp du Vernet, durant l’été 1939, une exposition d’objets taillés ou créés à partir de fils barbelés voit le jour. A Septfonds, le 14 juillet 1939, quelques artistes espagnols présentent leurs œuvres à un concours national sur le thème de la prise de la Bastille. Dans une chronique de Boletin de los estudiantes , un article annonce l’ouverture d’une exposition de peinture, dessins et divers travaux au camp n°8 d’Argelès. Elle s’est ouverte, comme le précise le chroniqueur, « aux yeux et aux âmes de tous les réfugiés ». En exagérant sans doute un peu, il mentionne la présence de « milliers et de milliers de réfugiés, tout le camp » à cette exposition. Les œuvres d’artistes exilés tels que Lizárraga, Amichatis, Rosuero, Briones y sont accrochées.
Le Boletin de los estudiantes du 17 avril 1939 présente l’organisation de sept festivals à Argelès, parmi lesquels le festival commémorant l’anniversaire de la IIe République espagnole, le 14 avril 1939, qui connaît le plus de succès. Les artistes Adelita Carreras et Castellanos, ainsi qu’un groupe de flamenco et bien d’autres proposent leur contribution à ce festival. Dans un autre article présentant le plan de travail pour une baraque centrale de culture, il est mentionné qu’une baraque est prévue spécialement pour accueillir tous les travaux et œuvres d’arts pour réfugiés, nombreux et « d’une intéressante valeur artistique » .
Certains artistes parviennent à exposer à l’extérieur des camps, ainsi qu’à se faire connaître et obtenir des commandes. D’ailleurs, la presse de droite dénoncera ces actions en s’indignant contre ces pratiques qui, selon elle, nuiraient aux créateurs français en leur volant leurs acheteurs.
« On nous signale, est-il écrit dans le journal Somatent, de divers côtés qu’au moment où tant d’artistes peintres français réduits à la misère, quelques vagues artistes espagnols réfugiés dans les camps de concentration ont obtenu de multiples commandes et exécuté d’innombrables tableaux. Certain peintre, en particulier, spécialiste de portraits et spécialement de portraits d’enfants, aurait gagné une somme considérable dépassant le chiffre énorme de 100.000 francs. Que le snobisme ridicule ait sa part de responsabilité, c’est certain ; mais il y a des responsabilités plus précises, et ce sont celles que nous dénonçons et que nous ne cesserons de dénoncer. Il est intolérable que des artistes étrangers viennent prendre le pain des artistes français. »

Des artistes espagnols parviennent à se faire connaître à l’extérieur et des expositions ont lieu à Paris et Perpignan. Pierre Izard, l’adjoint au maire d’Argelès fait construire de sa propre initiative une baraque pour accueillir les expositions de peinture. Il faut rappeler qu’il était également négociant en bois et chargé de la construction des premiers baraquements. A la fin du mois de mai 1939, le maire d’Argelès organise une soirée au profit des œuvres de bienfaisance de la commune « avec le concours des artistes espagnols des camps » .

3.2 Les activités culturelles, éducatives et sportives

La « culture » et le « sport » sont sans doute les deux termes les plus utilisés dans la rédaction des Boletin de los estudiantes. Ces documents sont très précieux car ils permettent de mettre à la lumière ces activités qui, sans leur existence, seraient certainement inconnues.
Le sport est toujours associé à l’activité culturelle. Il participe au maintien de la santé physique et morale, tout comme les activités culturelles. La délégation de la culture et du sport est créée dans cette perspective. En théorie, chaque camp possède une baraque de la culture ainsi qu’un terrain de sport, permettant l’exécution du projet culturel.
Ces activités artistiques se déclinent sous différentes formes et sont assez variées. Des cours de français, d’anglais ainsi que d’autres langues sont donnés. Un grand nombre de réfugiés participent aux cours de soutien et d’alphabétisation, permettant ainsi de réduire le nombre important d’analphabètes (ANNEXE 8, 9). La rédaction des journaux rythme la vie dans les camps. Des récitals de poésie sont prévus le soir dans les rincones de lectura, les coins de lecture, dans les baraques de la culture. Des « livres » sont même réalisés comme celui du « Romancero gitano » de Federico García Lorca ainsi que des recueils de poèmes et de caricatures. Des festivals et des expositions sont organisés à l’intérieur et à l’extérieur des camps. Un grand nombre de réfugiés participe à ces activités qui dépassent le simple cadre des artistes et touchent tout le camp (ANNEXE 10).

Un grand nombre de ces activités est présenté et commenté dans la presse. Certains articles sont consacrés à l’examen du travail réalisé dans les différents cours et donnent également le nombre de participants aux conférences, festivals, ateliers d’art. Les dessins qui accompagnent ces rubriques permettent d’illustrer l’article et indiquent rapidement aux lecteurs son contenu.
Chaque venue de Miggie, représentante des étudiants espagnols, est considérée comme un événement majeur et une place dans le journal lui est toujours réservée. Elle amène avec elle des livres, des cahiers, des crayons, des ardoises, du savon, des ballons, et informe également les étudiants des dernières nouvelles. Différents dessins illustrent ces venues, comme celui exécuté rapidement, la représentant avec beaucoup de livres dans les mains (Pl.25). Le dessinateur a sélectionné deux éléments symbolisant Miggie, sa coiffure et des livres afin que tous puissent la reconnaître du premier coup d’œil. Un autre dessin esquisse son visage toujours souriant (Pl.37). Ses venues permettent aux camps de se réapprovisionner en matériel culturel et sportif, ce qui tient une place primordiale.
Un dessin illustre bien l’intérêt suscité par l’annonce de l’arrivée d’un camion plein de matériel culturel (Pl.38). Son auteur devait être un amateur plein d’humour. Il anthropomorphise le camion, en le représentant en train de fumer la pipe. Avec toutes ces couleurs, le dessin paraît enfantin, à un détail près, le souci de perspective.
Ces dessins ont une fonction illustrative. Ils permettent de comprendre d’emblée le message passé dans l’article d’un simple regard. Ces feuillets deviennent plus attractifs. Le plus souvent, ils sont traités avec beaucoup d’humour permettant à leur auteur de s’amuser et d’apporter une touche de gaîté.
Une véritable stimulation culturelle se ressent à travers les différents articles. Dans ces camps, rien ne se perd, tout se transforme et avec une grande dose de créativité, des morceaux de toile goudronnée restant de la construction des baraquements sont utilisés pour la fabrication d’ardoises (Pl.39). Cet article est accompagné d’un dessin représentant une ardoise où apparaissent des chiffres. L’usage de l’ardoise comme support pour l’écriture lors des cours se comprend d’emblée. Comme un nouvel appel aux lecteurs, à leur implication dans les activités culturelles, cet article cache aussi la pénurie de matériel dont ils sont victimes.
Les autorités françaises encouragent les initiatives culturelles. En théorie, il existe dans chaque camp une « commission générale de culture et de sports » et une « baraque de la culture ». L’annonce de la construction d’une nouvelle « baraque de la culture » à Argelès-sur-Mer au camp n°5 est reçue avec beaucoup d’enthousiasme, et un article annonce le jour de son inauguration ainsi que le programme des activités prévues. Un dessin humoristique fait écho à cette nouvelle. Il représente la baraque en question sous des traits anthropomorphiques fumant la pipe avec un livre à la main (Pl.40).
Il est essentiel de maintenir l’esprit et le corps en activité et dans cette optique, le sport prend une place primordiale dans les camps. Dans un des dessins réalisés dans le journal Boletin de los estudiantes, le dessinateur a représenté en fond de l’article le projet culturel mené au camp d’Argelès. Il s’agit de la construction d’une « baraque de la culture » et d’un stade. Le dessin met en image le projet en associant à la reproduction de la baraque un livre ouvert, et au stade une perche et un disque. Le but de cette représentation, au-delà de son coté illustratif, est de donner au lecteur une idée de l’ampleur du projet. L’article y fait d’ailleurs allusion : Un plan de travail a été élaboré et approuvé sans réserve par les autorités espagnoles et, en principe, par les autorités françaises. Nous le reproduisons ci-dessous (Pl.26). La perspective est respectée pour la représentation de la baraque, du livre ouvert et du disque, tandis que le stade est symbolisé par deux grands ovales parallèles.
Dans une page consacrée au sport, toujours dans le même bulletin, deux dessins sont associés à deux articles (Pl.41). . Le premier dessin, traité de façon humoristique, représente un poussin sur une barque s’amusant dans la mer. Au loin, apparaît un bâtiment et l’on devine une personne allongée sur la plage. Aucune relation ne peut être faite avec l’article qui l’accompagne, si ce n’est l’esprit de joie apporté par le printemps. Mais ce n’est pas le cas du second dessin qui illustre bien la rencontre de football commentée dans l’article. Le dessin a du être réalisé par un amateur au regard du traitement des personnages. Les quatre personnages du fond sont schématisés de la façon la plus commune par de simples traits pour suggérer le corps et un cercle pour la tête. Au premier plan apparaissent un goal réalisant un grand geste pour récupérer le ballon et un autre personnage se trouvant au sol. Ces deux dessins sont uniquement décoratifs et permettent de rendre la lecture plus attractive.


4- L’action à travers les productions artistiques individuelles

Le deuxième type de productions réalisées dans les camps renvoie aux créations exécutées par des personnes qui, à leur entrée dans les camps, maîtrisaient le dessin et la peinture. Ces artistes militent de différentes manières. Ce n’est pas un militantisme politique clair et visible mais plutôt une façon de refuser l’état actuel des choses. Des symboles politiques sont visibles dans des détails et font directement référence à la lutte menée durant la guerre civile et bien entendu prolongée dans les camps. Il faut cependant décrypter les dessins. Ils vont user d’artifices afin de faire passer le message de façon détournée, car il ne faut pas oublier la censure opérée dans les camps. Ces artistes ont choisi l’art comme arme pour s’exprimer et continuer à vivre. Leur militance réside dans le fait même de peindre et dessiner.

Des artistes vont avoir recours à l’ironie et au décalage afin de faire passer un message sans éveiller les soupçons. C’est le cas de Josep Franch-Clapers (cf. pp.69-72), jeune artiste catalan poussé sur le front durant la guerre civile et contraint à l’exil en 1939. Il est interné au camp de Saint-Cyprien puis au camp de travail de Saint-Rémy. Dans une série de dessins exécutés dans les camps, il associe à chaque image un texte, en prenant une distance ironique pour décrire la situation. Il existe un décalage entre le texte écrit sous forme de prose, « Soudain, une infinité de poteaux de fils barbelés nous indique le camp, dans ce paysage, toujours vert, des Basses-Pyrénées », le dessin, un fil barbelé traversant un paysage sous un ciel nuageux et sombre, et la réalité des camps (Pl.42). Un autre dessin de la même série décrit l’accueil des exilés dans les camps en France (Pl.43). Le texte indique : « …le drapeau du pays qui nous accueille ondule à l’entrée … ». Il fait référence, à travers le drapeau, à la nation républicaine française, considérée jusqu’alors comme un exemple pour les républicains espagnols. Quant au dessin, il présente une grande perspective suggérée par le tracé d’un grand chemin qui coupe la composition en deux parties. Le chemin commence au premier plan, s’étend à perte de vue, ne marquant aucune fin au camp. Au-dessus du camp dominent le ciel et ses nuages anthropomorphisés, comme si la fin de l’horizon menait à ce géant qui attend les réfugiés les bras ouverts. Le chemin partage le dessin en deux grandes parties. Les bâtiments se trouvent de part et d’autre de l’allée comme des portes successives menant à l’antre du diable. Le décalage est manifeste entre le texte faisant référence à la France accueillante et le dessin angoissant décrivant l’entrée des réfugiés en enfer.
Quelques détails dans d’autres dessins font référence à la lutte menée durant la guerre civile. Josep Franch-Clapers représente dans un de ses dessins des personnages avec les bras levés et les poings fermés, portant le foulard autour du cou (Pl.44). Ces éléments sont symboliques et représentent des clins d’œil à l’engagement militant. Dans un de ses dessins, l’artiste Pierre Daura (Minorque 1896- Virginie 1976) réalise un autoportrait où il se représente avec le foulard rouge autour du cou et un bonnet portant l’étoile rouge communiste (Pl.45). Tous ces éléments sont autant de signes cachés, symbolisant la continuité de leur lutte. En 1939, le concours pour les 150 ans de la prise de la Bastille est un nouveau moyen donné à ces réfugiés pour exprimer leurs idées républicaines à travers le plus grand symbole existant de la lutte pour la construction de la République.
Le désir de constituer un témoignage en vue de dénoncer les conditions de vie dans les camps peut aussi représenter une forme de militantisme. L’artiste Josep Bartoli, (cf : pp.73-75) présenté plus longuement dans la partie consacrée au témoignage, est un des exemples les plus significatifs de cette forme de contestation.

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