mardi 16 février 2010

L'art comme recherche identitaire individuelle et/ou collective

PREMIER CHAPITRE : L’homme face à l’environnement concentrationnaire : une recherche identitaire collective


1 L’identité culturelle

1.1 Cultures de l’exil

Il est essentiel de cibler et de comprendre la place de la culture dans les camps afin de percevoir l’importance accordée aux créations artistiques. La culture dans les camps est la poursuite de l’entreprise commencée sous la seconde République et accentuée durant la guerre civile. Elle garantit le maintien des différences identitaires qui ont besoin de l’art pour s’affirmer. C’est pour cette raison que l’art au sein des cultures de l’exil prend une place primordiale et se trouve tout naturellement représenté dans les camps à travers les activités culturelles.

Pour la plupart des études publiées et exposées dans les colloques tels que celui dirigé par ALTED Alicia, « la literatura y cultura del exilio republicano español de 1939 : II coloquio internacional, et celui de MITZA Pierre et PESCHANSKI Denis, Exil et migrations, Italiens et Espagnols en France, une définition anthropologique est préférée .
Deux définitions anthropologiques sont donc retenues dans ce travail. Elles ne sont pas contradictoires et peuvent être dans certains cas complémentaires.
La première définition renvoie à la culture comme la « description de l’organisation symbolique d’un groupe, de la transmission de cette organisation et de l’ensemble des valeurs étayant la représentation que le groupe se fait se lui-même, de ses rapports avec les autres groupes et de ses rapports avec l’univers naturel » .
Dans une vision plus large, le terme culture peut être utilisé aussi bien pour décrire les coutumes, les croyances, la langue, les idées, les goûts esthétiques et la connaissance technique que l’organisation de l’environnement total de l’homme. On parle alors de culture matérielle et elle renvoie aux outils, à l’habitat et généralement à tout l’ensemble technologique transmissible régulant les rapports et les comportements d’un groupe social avec l’environnement.
Cet exil, vécu par un grand nombre de réfugiés d’origines sociales et géographiques très différentes, d’aspirations politiques diverses, constitue une réalité multiple et par conséquent la notion de culture de l’exil est à mettre au pluriel pour mieux rendre compte des différences .
A la lumière de ces définitions, il est intéressant d’associer à la notion de culture celle d’identité afin de proposer une lecture possible de ce qui peut représenter l’identité culturelle. Selon J.C Rouchy , l’identité de chacun serait le résultat ou le produit de notre passage (ou identification) dans un ou plusieurs groupes d’appartenance. Dans ces groupes d’appartenance, la culture serait « un fond commun, une base identitaire d’où procède l’individualisation » .

1.1.1 Sauvegarde des identités culturelles

La notion de cultures de l’exil peut se comprendre en prenant conscience des problèmes soulevés par l’exil. Elle participe à la reconstruction des identités collectives, nécessaires comme nous l’avons vu, dans le système référentiel que nous avons de notre groupe et donc de nous-mêmes. En affirmant nos référents culturels, nous réaffirmons notre représentation du groupe et nous trouvons alors notre place.
La particularité de la culture de l’exil se trouve dans le fait de devoir redéfinir une identité nouvelle avec des données différentes qui vont allier une culture natale avec celle du pays d’accueil. Dans le cas de l’exil républicain espagnol, ces cultures se définissent dans un rapport de deuil et de nostalgie de l’identité du pays d’origine. De plus, l’exilé doit faire face à la défaite qu’il vient de vivre. Son départ nécessaire à sa survie et à celle de ses idéaux est aussi une décision prise – volontairement ou involontairement - dans un cas extrême. Ce départ est nécessaire afin que la République et l’Espagne elle-même puissent encore vivre, l’exil étant la seule alternative à sa pérennité. Mais l’Espagne ne sera plus jamais la même puisqu’elle est devenue fasciste. Il est d’ailleurs intéressant de prendre l’exemple de Thomas Mann, écrivain allemand du début du siècle, exilé aux Etats-Unis après la nomination d’Hitler à la chancellerie en 1933 qui affirmait que là où il se trouvait, se trouverait l’Allemagne. Il se place en tant qu’ « intellectuel », dans la position de garant de la culture allemande et par ce fait de la nation allemande également. On peut sans doute transposer ce sentiment à celui ressenti par les écrivains, artistes et poètes espagnols exilés en 1939. Ces derniers sont en possession de ce qui fait l’Espagne. Ils doivent alors continuer à la faire exister hors des frontières. Dans un article du « Boletin de los estudiantes », les chroniqueurs se placent clairement dans une position de détenteurs de la culture espagnole contre l’obscurantisme fasciste.
« Ce sont eux qui ont ouvert le feu contre San Carlos, ce sont eux les assassins de García Lorca et de Leopoldo Alas…Ce sont eux l’anti-culture. Ils ne sont pas l’Espagne. C’est nous qui sommes l’Espagne».

La culture de l’exil naît à ce moment précis et l’art en est une de ses expressions.

L’artiste Franch-Clapers, dans un de ses dessins, présente un réfugié la tête prise entre ses mains, assis sur un rail de chemin de fer. Le titre renvoie à son questionnement intérieur : « Pour l’Espagne ou pour la Légion ? » (Pl.88). Il s’interroge sur le chemin à suivre. Rester en France et donc dans le camp, afin que l’Espagne pour laquelle il s’est battu puisse vivre à travers eux, ou bien retourner et cautionner le coup d’état militaire. Un autre dessin, dans une technique différente, intitulé « Enyorança » (Pl.89) présente un réfugié égaré avec sa valise sous le bras. L’artiste rend compte à travers ces quelques dessins de la détresse des réfugiés en quête de réponse.

Mais il ne faut pas oublier que l’exilé reste un déraciné à vie. D’ailleurs, Atienza, un chroniqueur de Boletin de los estudiantes , verbalise cette pensée dans une des pages de collaboration. Il intitule son article « Espagnols en exil (transformation) » :
« Ils ne connaissent pas leur patrie et on leur demandait de la servir… Et maintenant qu’ils l’ont connue et que pour elle ils ont donné leur sang, on les appelle « apatrides ». »

De plus, l’affirmation de ces cultures est d’autant plus importante qu’il s’agit de l’Espagne. C’est un pays aux multiples différences culturelles : catalane, basque, galicienne… Ces identités prennent une grande importance puisqu’elles ont été plusieurs fois bafouées, depuis le début du siècle, par ceux qui, au nom d’une unification espagnole, recherchaient l’affirmation d’une identité unique, la castillane. En effet, au début du siècle, dans le domaine de l’art, la generación del 98 a cherché à revendiquer el regeneracionismo nacionalista afin d’annihiler les particularités de l’Espagne plurielle. Dans leur quête d’identité culturelle, exacerbée par l’éloignement de leur pays, les réfugiés n’ont eu de cesse de se retrouver, de discuter, de vivre ensemble cette appartenance. La création des premiers ateliers et des journaux apparaît dans cette optique de récupération et d’affirmation identitaire.

1.1.2 La place de l’Art dans la culture de l’exil

L’art est à la fois instrument et manifestation des cultures de l’exil. C’est un moyen de définir sa culture et il en est aussi l’expression. Les cultures sont, comme nous l’avons vu précédemment, un héritage de coutumes, de points de vue, de représentations, de référents symboliques que l’on évoque et incarne à travers l’art. L’art est une somme de tous ces bagages hérités, mais aussi des influences, idées, aspirations auxquelles l’homme donne corps durant sa vie.
Par la culture, l’exilé peut renouer avec sa terre natale et ainsi recréer son environnement familier. D’ailleurs, deux mois après leur arrivée dans les camps, les réfugiés vont déjà organiser des classes de soutien et des ateliers artistiques. Il faut attendre le mois de juin pour que le gouvernement français propose aux exilés la création d’activités culturelles. Il fut d’ailleurs étonné de constater que tout un solide réseau avait déjà été mis en place, témoignant de l’habitude de ces réfugiés pour l’organisation militante. En effet, pour les républicains, faire de la culture, c’est militer. Comme nous l’avons également vu dans la première partie, les combats contre le fascisme durant la guerre civile se sont liés à la défense de la culture. L’art sous toutes ses formes, affiches, tracts, illustrations journaux a permis de sensibiliser la population. L’artiste Josep Bartolí crée durant les premiers jours de la guerre, avec d’autres compatriotes comme son ami Carles Fontserè, un groupe d’artistes actifs du nom de Sindicato de Dibujantes Profesionales (SDP) .

1.2 La citation culturelle

Dans de nombreux dessins réalisés dans les camps, à travers les thèmes des conférences et les sujets des articles présentés dans la « presse de l’exil », la référence à l’histoire culturelle des réfugiés espagnols est omniprésente. L’allusion à un grand peintre espagnol, pour un artiste dans les camps, à travers la technique ou bien la thématique choisie, permet de faire un lien avec le passé culturel et également avec ce qui a permis de former son identité personnelle et artistique. Mais au-delà de ce besoin de souvenir se cache un désir plus profond, celui de renouer avec l’humanité.

1.2.1 « La mémoire de l’art »

Un des exemples les plus significatifs de ce besoin de culture dans une situation aussi extrême que celle d’un camp de concentration nazi est celui de Primo Levi. Dans un passage de son livre « Si c’est un homme », Primo Levi cherche à enseigner la langue italienne à son ami « Pikolo » à travers quelques versets de la Divine Comédie de Dante. Il recherche dans sa mémoire à rester le plus fidèle au texte en reconstituant verset par verset ce passage. Ce moment provoque chez Primo Levi un sentiment indescriptible qui lui a permis, l’espace d’un instant, de s’isoler du monde concentrationnaire et de penser à quelque chose de doux.





« Considerate la vosta semenza
Fatti nin foste e viver come bruti
Ma per seguir virtute e conoscenza .
Et c’est comme si moi aussi j’entendais ces paroles pour la première fois : comme la voix de Dieu. L’espace d’un instant, j’ai oublié qui je suis et où je suis. Pikolo me prie de répéter. Il est bon, Pikolo, il s’est rendu compte qu’il est en train de me faire du bien » .

Un des artistes à avoir été influencé par l’héritage culturel de la peinture espagnole, dans les camps de réfugiés, est Josep Franch-Clapers. Le choix des artistes est significatif car Josep Franch-Clapers s’intéresse aux « peintures noires » de Goya et utilise le même procédé d’allongement des personnages que el Greco. Certains dessins (Pl.90, Pl.91, Pl., Pl.93) présentent des foules de réfugiés rappelant, par le traitement des groupes de personnes, certaines « peintures noires » de Goya, en particulier : « La fête foraine de Saint-Isodore » (Pl.94) et le « Pèlerinage à la fontaine Saint-Isodore » (Pl.95). Bien que la thématique soit différente, le traitement des foules peut présenter certains traits communs. Les pèlerins de Goya sont agglutinés les uns à côté des autres, formant une masse anonyme. Les regards sont insaisissables. Le premier plan est occupé par quelques personnes représentées en buste, les autres sont placées les unes derrière les autres et ne sont représentées que par des têtes. Ces deux peintures de Goya, comme celles où Josep Franch-Clapers reproduit des foules de réfugiés, ont le même format : très allongées à l’horizontale. Les « peintures noires » de Goya sont la manifestation du côté noir de l’esprit humain. Elles font partie des œuvres officieuses de Goya qu’il ne donnait pas à voir et que l’on retrouve dans sa maison de Bordeaux appelée « la maison du sourd ». Les compositions de Josep Franch-Clapers peuvent aussi se rapprocher de Goya par la thématique choisie, qui est celle de l’espèce humaine confrontée à elle-même et parfois à sa folie.
Josep Franch-Clapers choisit également de se rapprocher de el Greco en introduisant une forme de piété dans quelques-uns de ses dessins et peintures. Celle-ci se manifeste par les sujets choisis, comme la mère à l’enfant ou le recueillement. La représentation la plus courante des personnages est celle où ils sont présentés les yeux fermés ou les yeux sans pupille. Le corps et la tête des figures sont allongés et la tête est parfois inclinée. Une de ses peintures réalisées en 1944, intitulée la mare i els cinc fills ( Pl.96) rappelle les longues figures de el Greco (Pl.97, Pl.98). Elle a la tête légèrement inclinée et elle tient dans ses mains quelques pièces. Le message introduit par l’artiste est clair : comment cette femme va-t-elle faire pour nourrir ses cinq fils avec cette poignée de pièces ? Les problèmes sociaux sont traités par l’auteur comme des sujets religieux. Josep Franch-Clapers construit sa mythologie en puisant dans la vie quotidienne de l’exilé.
Dans les journaux de l’exil publiés dans les camps, la mort d’Antonio Machado fera l’objet de nombreux articles.
« Comme le Goya des fusillés et des proverbes, il meurt exilé, en France, parce qu’il n’était pas d’accord avec l’Espagne officielle. Tous deux ont modelé leur activité au sentiment du peuple, en ces moments tragiques de l’histoire de l’Espagne . »

Antonio Machado, poète andalou, sera présenté comme un symbole de la lutte contre le fascisme. Il incarnera à lui seul la culture espagnole conduite à l’exil pour survivre. Tous les ans, dans les nombreux journaux des camps mais aussi après la libération de la France dans les journaux de la Union de los Intellectuales Españoles, sa mort est commémorée afin de se rappeler que la culture espagnole a dû s’exiler pour continuer à exister. Cet événement permet aux exilés de se rappeler pourquoi ils ont dû quitter leur pays car ils portent en eux « l’Espagne » légitime, l’Espagne culturelle, celle de Federico Garcia Lorca, de Machado et de bien d’autres fusillés.

1.2.2 L’allusion culturelle à travers l’objet

Que l’intention soit volontaire ou involontaire, Josep Franch-Clapers et Jaume Pla introduisent dans leurs dessins des objets qui renvoient directement à leur besoin de culture. Dans un dessin, Jaume Pla (Pl.99) place au premier plan un livre fermé sur une table. Au second plan, il dessine un réfugié allongé sur le sol en train de dormir. La table sur laquelle est posé le livre s’ouvre vers nous comme pour nous introduire dans la composition. Le livre est clairement placé entre nous et le personnage. Il est l’élément principal de la scène et notre regard se porte directement sur lui. Ce livre renvoie à son besoin de lire comme quelque chose de vital. Ce besoin rappelle celui de Primo Levi qui, à travers le souvenir des versets de Dante, s’évadait un instant hors de sa condition. De plus, ce dessin est particulier dans la réalisation de Jaume Pla puisqu’il représente le seul dessin où il accorde une grande importance à un objet. Ses autres dessins ne sont que des portraits ou des autoportraits.
Josep Franch-Clapers fait aussi appel à la citation culturelle dans ses dessins. Dans l’un d’eux (Pl.100), il représente un homme tenant un journal et un groupe assez important de réfugiés tentant de lire avec lui par-dessus son épaule. Le journal, comme le livre pour le dessin de Jaume Pla, est placé entre eux et nous. Il est le seul lien avec l’extérieur, celui qui nous relie aux événements d’Espagne et de France.


2 La place du corps comme entité individuelle face à la collectivité

2.1 Ce qui reste d’humain…

Une des constantes perceptibles à travers les témoignages des réfugiés est leur désir de rester digne. Dans ces conditions particulières de détention, parqués comme des animaux, ils recherchent les moindres éléments qui pourraient encore leur garantir leur humanité. La dignité est la dernière barrière qui protège l’homme de la bestialité. Giorgio Agamben, dans l’ouvrage L’ouvert, De l’homme et de l’animal présente l’humanité comme la conscience de ce qui nous différencie de l’animal et qu’on peut définir depuis Pic de la Mirandole par notre « dignité », c'est-à-dire une « conscience de soi » qui est liberté et construction de soi . Dans une définition philosophique, la dignité de la personne humaine est perçue comme une valeur particulière que représente l’humanité de l’homme.
Malgré tous les événements endurés, ces hommes sont représentés debout et fiers. L’artiste Josep Franch-Clapers représente à travers toute une série des hommes sur la plage en train de faire leur toilette rudimentaire. Une peinture en particulier est assez frappante par le contraste entre le sujet représenté, des hommes le pantalon baissé se débarrassant de leurs poux, et les couleurs utilisées pour dépeindre la scène (Pl.101). Le dessin est très surprenant par le choix et le traitement des couleurs lumineuses tirant vers le jaune, orangé qui transposent la scène dans un univers totalement différent de celui des camps. De plus, toute pudeur semble absente (ANNEXE 5).
L’hygiène devient une préoccupation quotidienne pour limiter les maladies et la prolifération des parasites. La toilette est essentielle car elle permet de préserver son apparence, son intégrité physique et ainsi de réaffirmer son humanité. L’artiste Jaume Pla, dans ses mémoires, nous parle de ce qu’il se contraignait à réaliser tous les jours afin de garder son visage humain. Il se lavait le visage une fois par jour et se rasait tous les deux jours. L’attitude de l’artiste est à mettre en parallèle avec celle du pouilleux, (Pl.102) camarade de baraquement surnommé ainsi en raison du grand nombre de poux qu’il avait sur lui . Un événement revient souvent dans les productions des artistes : le passage du barbier. L’artiste valencien Enrique Clement en donne une illustration à travers ce dessin (Pl.103). Sous des traits épais réalisés au crayon de papier apparaît la figure du barbier en train de passer le blaireau sur la joue d’un réfugié assis sur un tabouret. Le barbier est le personnage dans le camp qui redonne à chaque réfugié son aspect d’homme. (ANNEXE 15)
Les journaux dans les camps participent à la sensibilisation des problèmes liés à l’hygiène en réalisant une véritable campagne d’information. Dans le n°9 du jeudi 18 mai 1939 de Boletin de los Estudiantes, un dessin présente un réfugié occupé à laver des vêtements. Une sorte de cuve semble se trouver sur le feu et l’homme s’occupe de faire bouillir des vêtements ( Pl.28). De la fumée ainsi que des insectes s’échappent de la cuve. On sait, à travers des témoignages comme celui de Jaume Pla, que c’était le seul moyen connu pour faire fuir les poux et les puces.
« Il paraît que la lutte la plus efficace contre les poux est de faire bouillir les vêtements, mais ce moyen n’était pas à notre portée. J’ai tenté d’enterrer des pantalons sous trois empans de sable. Au bout de quelques jours les pantalons remontaient échoués comme une morue ; mais alors que les vêtements séchaient, les poux étaient là-bas . »


2.2 La création d’un espace intime

Plusieurs artistes comme Jaume Pla ou Manuel Crespillo s’intéressent à la reproduction de l’intérieur des baraquements et des espaces intimes.
Jaume Pla nous livre à travers ses dessins des informations sur l’intérieur des baraquements. L’ossature interne des baraques est visible et l’étroitesse des lieux se ressent. Les poutres latérales permettent de diviser l’espace en petites alvéoles. Les réfugiés tentent d’y créer un lieu intime en y installant les quelques affaires emportées avec eux. Dans le dessin de Jaume Pla (Pl.104), on voit des valises, rares objets emportés avec eux lors de l’exil. Ces valises renvoient également à la précarité de la situation. Des objets de la vie quotidienne sont suspendus aux murs du baraquement sans doute pour économiser l’espace au sol. Des ustensiles de cuisine, des verres, des chiffons et des bouteilles peuvent être identifiés.
Des espaces intimes sont confectionnés afin de fuir la collectivité, bien que l’espace soit très réduit du fait du grand nombre de réfugiés par baraque. La baraque de type Adrian utilisée dans le camp de Gurs est rectangulaire et mesure 6 mètres de long sur 2,50 mètres ce qui permet d’y regrouper soixante personnes. A l’intérieur, l’espace se divise en 31 fermes, et chaque réfugié dispose théoriquement de 2,4 m² (ANNEXE 17). Manuel Crespillo, à travers un de ses dessins (Pl.81), nous montre l’étroitesse des alvéoles, espaces très réduits où dorment les réfugiés. L’impression d’ensemble reste celle d’une volonté de parquer ces hommes comme des animaux. Malgré tout, les réfugiés comme Josep Franch-Clapers tentent de personnaliser leur espace. Dans un de ses dessins, l’artiste prend son espace de vie intime comme sujet. Il semble avoir réussi à le personnaliser en accrochant ses dessins et quelques éléments qu’il a apportés (Pl.105).



SECOND CHAPITRE : Exister à travers l’art



1- Vers une recherche identitaire individuelle

1.1 L’autoportrait introspectif : l’intime identité de l’être

Deux types d’autoportraits sont distingués dans l’histoire de l’art, l’autoportrait appelé par certains « professionnel » ou « pictural » , et le portrait introspectif. Dans le premier cas, la représentation de l’artiste lui-même a des implications sociales puisqu’elle est une auto présentation de l’artiste, destinée à rappeler ou à magnifier son activité. L’artiste peut aussi se prendre comme objet pictural afin de manifester, à travers son image, ses recherches techniques et ses choix esthétiques. Le second type, nommé introspectif, tend vers un caractère plus psychologique et entraîne souvent des implications symboliques et morales. L’artiste cherche à se regarder et en se voyant, tente de saisir ce qu’il est physiquement et moralement, sans chercher l’artifice.
L’autoportrait introspectif est étudié dans cette partie puisqu’il permet de proposer une lecture possible de la problématique soulevée par la recherche identitaire personnelle.

1.1.1 Un outil d’analyse de sa propre identité

De tous temps, l’homme n’a cessé de se questionner sur sa propre identité. L’artiste a réalisé l’autoportrait pour se rapprocher de lui-même. L’autoportrait s’adapte donc à son environnement pour passer d’une recherche de ressemblance à une quête scientifique de l’identité . L’artiste trouve alors dans l’autoportrait une façon de questionner son être et de s’étudier. L’artiste se détourne du miroir pour s’interroger sur ce qui lui ressemble le plus, sa peinture ou son visage, son être ou son paraître. Son travail d’introspection, marqué par les recherches en psychanalyse, renvoie inexorablement à l’interrogation métaphysique du « Qui suis-je ? ».
C’est cette quête insatiable de l’intime identité nécessaire dans la construction et l’affirmation de l’être humain que l’artiste dans les camps tente de saisir à travers l’autoportrait. Il a pu engager ce travail à l’intérieur même des camps, si tous les moyens aussi bien psychiques que matériels y étaient réunis, ou bien à la sortie des camps, après un laps de temps plus ou moins long selon chaque personnalité.
Zoran Music, artiste interné à Dachau, témoigne de cette quête identitaire menée à travers l’autoportrait essentiellement à la sortie des camps mais également à l’intérieur. Zoran Music est né en 1909 à Gorizia en Dalmatie, alors Empire d’Autriche-Hongrie, aujourd’hui Croatie. Après des études aux Beaux-Arts de Zagreb, il voyage en Italie et en Espagne où il réalise des copies de Goya et du Greco, puis en France. En 1944, il est arrêté par la Gestapo et déporté à Dachau. Il y réalisera près de trois cents dessins sur le « vif », dont seulement une trentaine ont été conservés, cachés dans une bibliothèque du camp. Jorge Semprun, écrivain espagnol déporté à Buchenwald, présente la préface du livre L’autoportrait au XXe siècle Moi, Je par soi-même de Pascal Bonafoux. Il choisit, pour traiter ce thème, la création de Zoran Music. Il propose d’étudier l’évolution des autoportraits réalisés par l’artiste entre 1947 et 1983. Entre ces deux moments, son regard a changé sur lui-même et il ne sélectionne plus les mêmes éléments pour se définir (Pl.106 Pl.107 Pl.108). Il passe, comme le souligne Jorge Semprun, d’une « ressemblance extérieure du paraître à l’intime identité de l’être » . En d’autres termes, ce qui le définit n’est plus son image extérieure, les traits physiques, qui le distinguent des autres mais son identité personnelle. Zoran Music, parlant de ses dernières toiles et autoportraits, explique sa démarche en ces termes : « Quand je peins un autoportrait, je ne le peins pas grâce à un miroir, mais il naît au centre. Je me connais depuis mon centre. Si je me mettais en face d’un miroir, je ne copierais que le masque de moi-même » . Cette différence est une évolution qui passe du stade de la ressemblance, avec le miroir comme instrument d’étude, au stade de l’introspection pour saisir ce qui fait que l’on est soi.
Mais avant d’atteindre cette maturation intellectuelle et ce changement de regard sur lui-même, Zoran Music a attendu, comme le souligne Jorge Semprun, « la violente et déchirée sérénité du grand âge » . La décision d’exécuter un autoportrait marque un moment décisif dans la vie artistique de son auteur. Ce moment témoigne d’une maturité indispensable pour avoir le recul nécessaire et le courage pour s’interroger sur soi-même mais également sur sa production artistique.

Les conditions toutes particulières des camps où l’identité personnelle est menacée servent, en quelque sorte, d’ « accélérateur » au questionnement lié à sa propre identité. Dans ce contexte de détention, l’artiste est amené à s’interroger sur lui-même afin d’affirmer qui il est. La création d’un autoportrait implique la capacité de s’affronter, de regarder le plus intime que l’on ait en chacun de nous. L’identité personnelle peut se définir, selon le psychologue J-P.Codol, comme une notion subjective qui renvoie le sujet à ce qu’il a d’unique, à son individualité. Elle englobe des notions comme la conscience de soi et la représentation de soi, et peut se définir par trois caractères : « constance, unité, reconnaissance du même » . L’artiste réalisant un autoportrait tente de saisir son identité personnelle afin de se différencier des autres, dans un procédé de rejet et de mimétisme. Cette démarche peut aussi mettre en danger l’artiste, en ébranlant la représentation qu’il se fait de lui. Cette pratique artistique est très particulière car elle engage une véritable thérapie avec soi-même et donc avec son identité personnelle dans un univers concentrationnaire où il est difficile de chercher à affirmer ce qui reste d’intime, de personnel et d’humain en soi.

Cette capacité à entreprendre une véritable thérapie à travers les autoportraits dans les camps relève de l’exceptionnel. Les artistes qui ont pu le faire sont assez peu nombreux. Il faut considérer le nombre d’artistes présents dans les camps, puis ceux qui ont pu trouver le matériel nécessaire pour réaliser une production artistique. A cela s’ajoute également la capacité mentale de l’artiste dans de telles conditions à ouvrir une porte vers l’art pour s’évader, alors que tout le pousse à se questionner sur des choses plus terre à terre comme manger, dormir, survivre. Cette démarche peut faire référence aux théories sur la survie formulées par des psychanalystes, Bruno Bettelheim et Erich Federn . Ces derniers ont connu l’expérience concentrationnaire et la survie en situation extrême dans les camps nazis. Le ressort principal de la survie, selon eux, serait le maintien de l’estime de soi et de l’amour-propre. Cette capacité à s’estimer permet de maintenir une même identité quels que soient les changements dans son environnement social. La constitution du « moi » doit être inaliénable et différente de celui que l’on impose dans un univers concentrationnaire. L’autoportrait peut être utilisé comme un outil d’analyse de son identité humaine et artistique confrontée au monde et aux choses qui l’entourent : réussir à s’affirmer socialement à travers son activité de peintre dans le camp mais aussi intimement en cherchant à travers l’autoportrait sa propre identité.


1.1.2 Du figuratif à l’abstraction, une recherche identitaire différente


Dans cette partie, les démarches très différentes de deux artistes, Jaume Pla et Josep Franch-Clapers, sont étudiées afin de proposer une grille de lecture possible dans la recherche identitaire à travers l’autoportrait dans une situation d’internement. Le premier interroge son identité à travers une représentation figurative pour se positionner au plus près de la réalité visible. Il se différencie des autres pour pouvoir s’affirmer. La démarche est totalement différente pour Josep Franch-Clapers qui recherche davantage à se fondre dans les autres pour pouvoir toucher quelque chose de l’ordre de l’universel, commun à tous les réfugiés. Pour ce faire, il s’oriente vers un dessin dans lequel la représentation de la figure humaine n’est plus réaliste mais plutôt abstraite.
Mais ces deux artistes ont un point en commun : ils ont construit leur identité par rapport aux autres, en s’en distanciant ou bien en s’en rapprochant. Il faut rappeler que l’identité renvoie à tout ce qui nous est personnel et nous rend singuliers donc différents des autres, mais aussi à tout ce qui nous fait penser être comme les autres. Les autres constituent un repère et sont nécessaires à la construction d’une identité personnelle.

1.1.2.1 Jaume Pla : au plus proche de soi

Au cours de ces quatre mois, Jaume Pla réalise exclusivement des portraits de ses camarades et trois autoportraits (Pl.109 Pl.110 Pl.111). Il utilise comme matériel des crayons noirs, des crayons de papier et des crayons de couleurs (bleu, rouge, jaune) apportés par des amis de Perpignan ainsi que des feuilles . Les supports sont de différentes qualités, mais leurs utilisations est la même. Le meilleur papier n’est pas réservé à l’exécution de dessins en particulier. Le papier est rare et sert parfois pour plusieurs utilisations, comme on peut le voir au revers du dessin Pl.112. Les dimensions des supports sont variables et n’excèdent pas le format A4.

Jaume Pla utilise le dessin figuratif pour se questionner sur son identité. Son aspect physique est le premier élément lui permettant de le différencier des autres mais c’est également un moyen de se reconnaître lui-même. Il a sûrement utilisé un miroir pour se dessiner et s’est donc confronté à sa propre image. Comme le rappelle sa Femme Nerina Bacin , et l’artiste lui-même dans ses mémoires , il s’est imposé tout au long de son internement de se laver le visage une fois par jour et se raser tous les deux jours : « Jo em vaig imposar dues coses que vaig mantener estrictament: rentar-me la cara cada dia i afaitar-me cada dos dies ». Cet élément nous renseigne sur la nécessité de l’artiste de rester le même et de ne pas se laisser aller.
Le dialogue qu’il instaure avec lui-même par le biais de l’autoportrait se crée à travers le regard, le miroir aidant la réflexion. A la différence des portraits qu’il réalise dans les camps, le personnage regarde droit devant lui et non plus dans le vide. Il semble avoir trouvé sa cible : lui-même. Le regard des deux derniers autoportraits nous fusille par leur intensité. Notre regard ne peut quitter leurs yeux. Ces autoportraits nous interpellent en nous prenant à témoin, en nous disant que l’homme derrière ce dessin existe encore. Il faut aller chercher au-delà de l’apparence pour saisir la démarche de l’artiste qui ne se contente pas comme le miroir de rendre visible la réalité, mais d’aller au-delà du paraître pour rendre visible l’invisible. Il pénètre au plus profond de son être pour en extraire son âme. Et ce processus se fait essentiellement pour Jaume Pla à travers le regard.
Seul son visage est dessiné. Ses épaules sont juste suggérées par quelques traits. Ce qui compte avant tout pour Jaume Pla, c’est de saisir son portrait et son âme. Pour renforcer cette démarche, il isole les figures. Il détache les autoportraits de tout support iconographique et de tous accessoires permettant de le situer dans l’espace et dans le temps. Rien ne mentionne sa présence dans un camp. Jaume Pla cherche à aller directement à l’essentiel. Il quitte l’espace et le temps pour se pencher sur son existence même. Il saisit l’image de lui qui répond le mieux à son identité dans un moment figé mais atemporel.
L’écriture devient un élément essentiel dans ces trois autoportraits. Pour Jaume Pla, ce mode d’expression est aussi important que la peinture. Avant son entrée dans les camps, l’artiste a déjà participé à la rédaction d’articles pour des journaux et par la suite, à son retour, il s’oriente vers la gravure pour des ouvrages de littérature catalane. Dans le premier et le dernier dessin, la signature occupe une place importante physiquement et symboliquement. Elle fait partie intégrante du dessin, comme si, par sa calligraphie, il prolongeait les traits du dessin. La signification symbolique de la signature prend ici tout son sens. On sait qu’une signature est le nom d’une personne écrite de sa main sous une forme qui lui est particulière et constante. Elle sert à affirmer l’authenticité d’un acte mais également à reconnaître l’identité de quelqu’un. En associant la signature à l’autoportrait, l’artiste a cherché à renforcer son identité personnelle à travers l’image de sa personne mais aussi à travers un trait qui le caractérise, l’écriture. Un autre aspect ne doit pas être ignoré : quand le général Franco arrive au pouvoir, il interdit de parler et d’écrire le catalan, le basque, le gallican. Seul le castillan pouvait être utilisé. Tous les prénoms trouvaient leur traduction en castillan. Jaume Pla a alors inventé une astuce pour se dérober à la règle quand il signait. Il réalisait un grand J en faisant traîner son coup de crayon de façon à dessiner un grand trait qui estompait les autres lettres de son prénom . Ainsi, à travers ses dessins, il conserve son identité personnelle, par son vrai prénom et son identité catalane.
Le second autoportrait n’est pas associé à une signature mais à une interrogation : « le connaissez-vous ? » . Si l’on considère que l’autoportrait pour Jaume Pla est une étude de lui-même sur lui-même dans un jeu d’image réfléchie, alors, cette question doit lui être destinée. D’autant plus qu’à sa sortie, il n’a pas cherché à exposer ses dessins, le seul destinataire devait être l’artiste lui-même ou peut-être ses camarades. Mais il marque une distanciation entre lui et son image en utilisant la seconde personne du pluriel. Il utilise le catalan, sa langue, pour se poser la question la plus intime et la plus vitale sur son existence. Il est tout naturel qu’il le fasse dans la langue qui constitue un pilier de son identité culturelle. De plus, c’est le seul dessin qu’il ne signe pas. Il n’est pas nécessaire de le faire car c’est lui qui est représenté, ne le reconnaissez-vous pas ?



1.1.2.2 Josep Franch-Clapers : vers l’universalité


Seul un dessin réalisé au crayon de papier, dans toute sa production concentrationnaire, peut être considéré comme un autoportrait (Pl.113). Il représente l’artiste dans son activité de peintre comme celui de Zoran Music (Pl.108). D’une main, il tient un pinceau, de l’autre sa peinture. Il est assis devant un chevalet et semble prendre pour modèle un groupe de réfugiés assis. Son visage n’est pas identifiable car il est présenté de dos. L’élément qui permet d’affirmer que nous sommes en présence d’un autoportrait est le titre associé au dessin : « Jo, el pintor », signifiant Moi, le peintre. Trois autres dessins présentent un personnage en train de peindre, dessiner ou sculpter mais rien n’indique qu’il s’agisse d’un autoportrait (Pl.114 Pl.115 Pl.116). Le titre donné pour l’un d’eux est « le dessinateur ». L’article défini ne permet pas de renvoyer à l’artiste et il désigne un dessinateur dans le camp.
Le premier dessin considéré comme un autoportrait peut rappeler le premier style d’autoportrait appelé « professionnel ». Dans ce contexte particulier de production, l’artiste recherche peut-être à se présenter aux autres en mettant en avant son activité de peintre en vue de s’insérer socialement. C’est une façon à la fois de se rapprocher de ses semblables mais aussi de s’en distancier en privilégiant ses compétences personnelles, garantes de l’affirmation de son identité. Cette interprétation reste une supposition car seul dessin nous permet d’y voir cette démarche.
A l’exception de ce dessin, à travers ses productions, rien n’indique explicitement qu’il se soit représenté. Ce parti pris de ne pas chercher à se singulariser peut s’expliquer de différentes façons. Il peut s’agir d’une « processus conscient », motivée par une recherche artistique, identitaire et testimoniale, ou bien un « processus inconscient » qui révélerait un malaise, une perte d’identité qui le conduirait à se perdre dans les autres.
Si l’on considère qu’il choisit consciemment de se singulariser, on peut alors interpréter sa démarche comme une volonté de chercher en lui ce qui le rend semblable aux autres, sa condition de réfugié. Il serait alors dans l’élaboration d’un masque commun à tous, celui de l’exilé, car rien ne permet de différencier les portraits des autoportraits et les portraits des études de tête. Cette démarche le conduit vers une réflexion universelle sur la condition de l’exilé. Si l’on pousse cette réflexion, on pourrait lire des autoportraits dans chacun des traits des personnages qu’il représente.
Cette démarche peut aussi s’expliquer par une réflexion sur sa propre peinture et son identité artistique. Qu’est-ce qui le représente le plus, ses traits physiques ou sa peinture ? Cette approche rappelle une citation de Gustav Klimt, se justifiant de ne pas avoir produit d’autoportrait :
« Il n’existe aucun autoportrait de moi. Moi-même ne m’intéresse pas particulièrement en tant que sujet à peindre. Celui qui veut me connaître- en tant qu’artiste, ce qui est la seule chose digne d’intérêt- devra regarder avec attention mes tableaux. »

Mais on peut aussi voir dans cette démarche une façon de s’extraire de la composition pour assumer son rôle de témoin, car toute sa production est un témoignage réalisé consciemment pour dénoncer les conditions de vie dans les camps. Le témoin est un personnage passif par définition, bien qu’en réalisant ses productions il soit en activité. Il doit en quelque sorte se placer en dehors, se détacher de son environnement pour observer.

1.2 Le portrait

L’art du portrait, né dans l’Antiquité, davantage sous la forme de sculpture que de peinture, traverse l’histoire occidentale et s’adapte à chaque époque. Il peut être en pied, en buste, individuel, collectif, mythologique, psychologique. Ses représentations sont aussi variées qu’il existe d’artistes pour l’interpréter. Le portrait est né du désir de son modèle de trouver dans cet acte une reconnaissance sociale ou bien une certaine pérennité sous les coups de pinceaux. A la mort du modèle, l’image fixée sur la toile à un moment précis l’immortalise en lui permettant de traverser le temps.
Dans une définition contemporaine, le portrait est une œuvre visant à décrire une personne réelle ou fictive, d’un point de vue physique ou psychologique. Il permet de saisir une expression, un sentiment, « un moment de l’âme » pour les fixer à jamais sur un papier.


1.2.1 Le portrait : un pacte tacite entre l’artiste et le modèle

Dans ces conditions de vie particulière, affirmer son identité personnelle devient quelque chose de vital. Le rôle et le statut de l’artiste deviennent essentiels dans un milieu concentrationnaire où chacun est privé de son image. Bien que l’existence de miroirs soit attestée, leur nombre devait être restreint. Mais l’exilé au-delà de son image réfléchie par le miroir cherche également à sentir son âme. C’est elle qui le renvoie à ce qu’il est intimement et le différencie des autres. L’artiste devient ce magicien révélateur des tréfonds de l’être.
Un pacte tacite s’instaure donc entre le modèle et l’artiste. Créer pour l’artiste est un moyen de sentir qu’il est encore en vie. De plus, son modèle lui permet d’acquérir une reconnaissance sociale et il devient par la même occasion un sujet d’étude pour l’artiste. Le modèle ressent à travers le dessin de son visage un sentiment de pérennité qui lui permet, au moins d’une façon fictive, de rester en vie sur un papier. Dans ces conditions de vie particulière où l’avenir est incertain , le portrait s’affiche comme un testament iconographique.
Dans ces camps naît un art de commande sorti du cadre conventionnel de l’art. Il naît d’un accord au nom de l’existence entre l’artiste et le modèle qui pourrait se résumer dans cette phrase : Je Te dessine, Tu Te reconnais, Nous existons
L’exemple de Boris Taslitzky est intéressant à développer pour comprendre le rapport existant entre l’artiste et ses modèles. Un parallèle peut être fait entre la complicité que l’artiste crée avec les autres déportés dans un camp de concentration nazi, et celle que l’on peut trouver dans les camps de réfugiés pour républicains espagnols. Cet artiste né à Paris en 1911 dans une famille juive originaire de Russie fut déporté à Buchenwald en août 1944 après trois ans d’emprisonnement. Clandestinement, sur des circulaires volées aux SS, il dessine les scènes de la vie quotidienne et beaucoup de portraits . Son œuvre est abondante et représente plusieurs centaines de dessins de techniques et de formes très diverses. Entre sa mobilisation et son arrestation, il réalise plus de 350 dessins, dont plus de 120 à Buchenwald, 7 fresques murales à Saint Sulpice la Pointe et 5 aquarelles à Buchenwald (Pl.117 Pl.118 Pl.119 Pl.120). Il est intéressant de constater qu’une solidarité s’est créée en dépit de tout dans cet univers concentrationnaire et carcéral où l’artiste acquiert une place particulière qui peut être qualifiée d’ « utilité sociale ». A Buchenwald, Boris Taslitzky est nommé responsable du moral des hommes de son bloc. Son activité en tant qu’artiste est reconnue et encouragée. L’artiste rapportera d’ailleurs l’intérêt des déportés pour leurs portraits : pour eux leur existence sur une feuille de papier était la preuve qu’ils existaient encore .

Dans beaucoup de dessins de Jaume Pla, les personnages sont identifiés par l’inscription de leur nom au-dessus de la signature de l’artiste. Par cet acte, ils ne sont plus anonymes. Jaume Pla, dans chaque portrait, a essayé d’être le plus fidèle possible à son modèle. Le portrait peut être aussi un moyen de sceller une amitié. Un des portraits réalisé par Jaume Pla est dédié à un ami (Pl.121 Pl.122 : a l’amic Ribene) auquel il ajoute une inscription pour identifier son modèle. Jaume Pla accorde de l’importance aux liens amicaux. C’est aussi grâce à ses relations qu’il arrivera à s’enfuir. D’ailleurs Josep Franch-Clapers met en avant, dans ses dessins, l’importance du collectif et de la fraternité entre les réfugiés. La plus grande partie de sa production est tournée vers la représentation de groupe de personnes, de foules, de marée humaine désincarnée. Mais quelques dessins se détachent des autres par leur composition : un individu au premier plan semble porteur du « collectif ». Dans le dessin (Pl.123), un homme est dessiné au premier plan avec un journal ouvert, et derrière lui apparaît une multitude d’exilés. Ils cherchent à lire les nouvelles par-dessus l’épaule du premier homme. Un autre dessin encore portant le nom de « folie » est structuré de la même façon (Pl.70). Un seul corps sert de base pour porter tous les autres. Les deux dessins sont composés de la même façon : un individu porteur de tous les autres. L’exilé existe en tant qu’individu parce qu’il fait partie d’un tout, d’une foule. Sans cet appui communautaire, le réfugié en tant qu’individu seul ne pourrait survivre. D’ailleurs, une théorie sur la survie formulée par Terrence Des Pres, théorie très contestée en particulier par Bruno Bettelheim, met l’accent sur l’importance des liens sociaux. La survie, selon lui, résulterait de la capacité d’adaptation rapide à des circonstances en transformation permanente, et donc à recréer des liens sociaux .

1.2.2 Le portrait : entre l’individuel et le collectif

Le genre du portrait témoigne d’un intérêt pour l’individuel qui n’est pas étudié de la même façon selon les artistes. On retrouve la même opposition entre les démarches de Jaume Pla et de Josep Franch-Clapers que celle constatée dans le travail sur les autoportraits.
Jaume Pla isole, individualise, nomme ses modèles alors que Josep Franch-Clapers excepté quelques dessins traite de groupes d’individus. Le but est aussi différent. Jaume Pla permet à ces exilés d’exister dans ce qu’ils ont d’individuel. Josep Franch-Clapers s’intéresse davantage à l’humain, c'est-à-dire qu’à travers l’individu transparaît une idée de portée générale. Il a créé un visage particulier, un masque de l’exilé qu’il peut accoler à chacun de ses portraits. Ce masque est constant et se retrouve dans chacun des traits de visage des personnages (Pl.124). Leurs yeux sont soit représentés fermés, soit sans pupille, laissant une surface blanche ou noire remplir le vide laissé. Un trait plus ou moins fin sert de sourcils. Le sourcil de droite est prolongé pour donner vie au nez. Deux petits traits permettent de rejoindre le nez aux lèvres, renforcé par deux autres traits creusant le visage et donnant une plus grande expression au visage (Pl.124). Tous les portraits, quelle que soit la technique employée, sont réalisés sur ce mode.
Certains personnages sont bien isolés et traités individuellement (Pl.125) mais ils ne possèdent pas de traits qui les singularisent des autres. L’individu n’existe que pour ce qu’il représente en tant que réfugié. En d’autres termes, Josep Franch-Clapers ne cherche pas à peindre un individu en particulier avec ses traits physiques et psychologiques propres mais plutôt une situation, un contexte, celui de l’exilé. Il utilise différents styles et techniques pour peindre les portraits mais aussi les groupes d’exilés et les études de tête. Les productions plus tardives se font à la peinture à l’huile, bien que les autres techniques continuent à être utilisées. Les dessins au crayon de papier et à l’encre de chine se distinguent par une exécution particulière où les traits sont hachurés en diagonale du haut droit vers le bas gauche. Les nuances sont apportées par le traitement des ombres où la multiplication des hachures amène à la création d’une zone sombre. Les personnages, les lieux et les objets sont délimités par un contour.
Josep Franch-Clapers s’est aussi beaucoup intéressé aux études de tête. Il n’utilise pas le modèle réel mais fictif pour lui permettre de sonder la psychologie de l’homme. Il examine l’être humain pour toucher ce qu’il y a de plus personnel. Il dessine sa détresse, ses angoisses, ses peurs comme dans le dessin intitulé « la folie » (Pl.70). Un seul corps dessiné en noir sert de base pour une multitude de têtes qui apparaissent les unes derrières les autres. Ce dessin incarne la perte d’identité mais aussi la schizophrénie. Les visages sont effacés sous des traits onduleux. Le corps noir se détache du fond blanc mais la tête blanche du personnage principal est noyée dans les autres têtes de même couleur.
Certaines études de tête peuvent rappeler le mouvement expressionniste (Pl.126). Les peintres expressionnistes ont inventé l’expression de l’angoisse et la technique du « malaise dans la civilisation ». Ils mettent l’accent sur le processus de détérioration des rapports de l’homme et du monde extérieur perceptible à travers un fort degré de stylisation allant même vers l’abstraction . Josep Franch-Clapers ne cherche pas à reproduire la nature telle que son œil la perçoit, mais à exprimer dans ses dessins un « état d’âme », une émotion. Le dessin intitulé « la folie » ou bien l’étude de portraits d’hommes dessinée par Josep Franch-Clapers à l’encre de chine interrogent l’état psychologique des hommes, leur souffrance secrète. Les yeux sont représentés fermés ou vides. Le regard ne se porte plus sur l’extérieur mais sur l’intérieur, comme dans une démarche d’introspection. Les deux dessins présentés sont stylisés et ont une forte intensité expressive. Dans un autre dessin intitulé « Allégorie de la liberté », (Pl.127) les traits épais effacent presque les figures des personnages qui lèvent les mains au ciel. Ils sont noyés dans l’ensemble du dessin. Leur stylisation atteint un fort degré de transformation se rapprochant même de l’abstraction. Le dessin « étude d’homme » (Pl.126) fait penser en particulier à une branche de l’expressionnisme allemand, incarnée par les artistes graveurs sur bois comme Erich Heckel, Max Pechstein ou encore Ernst Ludwig Kirchner. Les points communs entre ce dessin de Josep Franch-Clapers et le courant expressionniste, en particulier en gravure, sont le traitement brut des figures, le côté incisé du dessin (le corps du personnages du centre) et l’utilisation du blanc et du noir (Pl.128). En utilisant l’encre de chine, Josep Franch-Clapers joue avec le plein et le vide et donne ainsi du volume au dessin.
En revanche, Jaume Pla ne peint pas un contexte mais une rencontre. Il rend compte de chacune de ses rencontres dans le camp à travers le portrait. Il fait vivre des hommes sur ses dessins alors que Josep Franch-Clapers fait vivre de l’humain. Les portraits ont constitué pour Jaume Pla le sujet principal de sa production dans le camp de Saint-Cyprien. Certains dessins sont directement dédiés à ses amis comme nous l’avons déjà vu précédemment.
Pourquoi n’a-t-il dessiné que des portraits ou des autoportraits ? Dans ses mémoires , l’artiste se pose la même question. Une explication est alors donnée, évoquant les conditions climatiques qui empêchaient les réfugiés de sortir de leur baraquement. Mais il en éprouve un regret car il aurait voulu pouvoir rapporter un témoignage visuel des conditions de vie dans les camps. L’artiste a capté l’état émotif, psychologique et physique de ses modèles pour le saisir sur papier. Une constante est perceptible dans chaque dessin, le regard vide. Les personnages regardent tous ailleurs comme s’ils étaient absents ou cherchaient à fuir cette réalité. Tout se passe à travers le regard. En mettant tous ces portraits les uns à côté des autres, nous pouvons voir se dégager une atmosphère de léthargie. Ils sont dans des positions couchées, semi couchées ou bien assises. Certains semblent dans une attitude de pose.
Les dessins de Jaume Pla peuvent être comparés à ceux réalisés par l’artiste Zber lors de son internement au camp de Beaune-la-Rolande. Fiszel Zylberberg surnommé Zber est né en 1909 en Pologne. Il étudie à l’école des Beaux-Arts de Varsovie puis immigre en 1936 à Paris. Il est arrêté en 1941 lors d’une rafle. Il est d’abord interné au camp de Beaune-la-Rolande puis à celui de Pithiviers avant d’être déporté à Auschwitz où il sera gazé le 26 octobre 1942. Durant son incarcération dans le premier camp, il réalise les portraits de ses compagnons (Pl.129 Pl.130 Pl.131 Pl.132). Quelques éléments permettent de faire des comparaisons entre ces portraits et ceux de Jaume Pla. Les personnages sont représentés de façon très réaliste. Aucun élément du dessin n’indique le lieu ni le temps à part l’inscription. L’artiste se focalise sur l’expression du visage en renforçant l’intensité du regard. Le buste est juste suggéré. Les portraits de Zber sont sans doute la dernière trace de vie de ces quelques personnes immortalisées à travers le dessin et quelque chose dans leur regard, plein de résignation, en a déjà pris conscience.


1.3 La caricature

La caricature est très présente dans les revues et journaux durant la guerre civile en Espagne et il est normal de la voir représentée, de façon relativement plus restreinte, dans la presse des camps. Les quelques caricatures retrouvées dans les camps n’ont rien de comparable avec l’action menée durant la guerre civile. Il ne faut pas oublier l’omniprésence de la censure et de l’autocensure opérée dans les camps. Ces caricatures y prendront un ton beaucoup plus léger et leur style sera beaucoup plus schématique et minimal.
Les premières caricatures réalisées par Miguel Orts à Argelès-sur-Mer apparaissent dans le Boletin de los Estudiantes dès 1939. Elles ont comme particularité d’être très schématiques et réussissent à suggérer par quelques traits la personne représentée avec une grande dose d’humour. Pour ces caricatures retrouvées dans la presse des camps, l’auteur a voulu mettre en avant quelques traits particuliers du profil du personnage en vue de le schématiser. Il arrive à extraire ce qui fait la particularité du visage. Dans les camps, il réalise une série de caricatures où il présente ses collaborateurs du Boletin de los Estudiantes (Pl.22). Le visage d’Antonio Gardó est juste désigné par quelques traits. Une forme géométrique polygonale ouverte donne les limites du visage à laquelle s’ajoute une grande courbe en guise de chevelure. L’auteur représenté devait avoir l’habitude de tirer ses cheveux en arrière et son visage devait être assez dur et carré. Une autre caricature, sans doute d’un autre dessinateur, représente également l’auteur Gardó. Les mêmes traits singuliers du personnage se retrouvent également exagérés puis schématisés. Miguel Monzó, un autre collaborateur devait avoir l’habitude de porter un béret le caractérisant, tout comme ses sourcils très prononcés, son petit nez rond et sa petite moustache.
Miguel Orts a participé aux côtés d’autres artistes à une exposition dans le camp d’Argelès, au camp n° 8, pendant la deuxième quinzaine de mai 1939. Son talent de caricaturiste est reconnu et l’article indique : « Nous voulons cependant préciser que notre camarade Orts a obtenu un grand triomphe avec ses caricatures où il fait montre d’un style personnel ». Intégrant Miguel Orts à une exposition artistique, la caricature devait être considérée comme une activité artistique à part entière et son auteur, un artiste.

Dans un article dédié à la culture et au sport (Pl.17), le portrait caricaturé d’un délégué à la culture accompagne un texte. L’article informe de la récente nomination de délégations à la culture dans les camps. Celles-ci avaient comme fonction de s’assurer du bon déroulement des plans culturels et sportifs entrepris. La caricature occupe, dans cet exemple, le rôle de la photographie en présentant le portrait du représentant de la délégation de la culture dans le camp d’Argelès. Le choix de la caricature, pour la représentation du délégué, peut sans doute s’expliquer par la volonté d’introduire une touche humoristique à l’événement. Ce procédé caricatural permet également d’accentuer certains traits physiques du visage du délégué afin de le rendre reconnaissable par tous.

A travers les quelques exemples répertoriés dans la presse des camps, la caricature permet de donner un visage aux auteurs des articles. Seul cet aspect de la caricature renvoyant au portrait a pu être développé officiellement à travers les quelques feuillets qui nous sont parvenus. Il est important de rappeler que la presse dans les camps, ainsi que tous les courriers et feuillets qui sortaient du camp ou qui étaient « publiés » dans le camp, devaient passer par le contrôle des autorités françaises. Elles n’acceptaient aucune critique des conditions de détention et par conséquent la critique par la caricature était proscrite. Sans doute que des caricatures réalisées sous le manteau ont du circuler mais rien ne nous est parvenu jusqu’alors.


2- L’artiste comme créateur d’un « art concentrationnaire »

2.1 Définition d’un « art concentrationnaire » produit dans les camps de regroupement français

Le terme « concentrationnaire » a été inventé par David Rousset, rescapé d’un camp de concentration nazi pour rendre compte d’un « univers ». Il le définit dans un ouvrage intitulé L’univers concentrationnaire en mettant à nu le système concentrationnaire. Le terme « concentrationnaire » s’est associé à celui de littérature pour définir l’ensemble des œuvres littéraires relatant la vie dans les camps de concentration ou d’extermination des nazis en Allemagne pendant la seconde guerre mondiale. Par extension, la littérature concentrationnaire définit également l’ensemble des œuvres littéraires relatant la vie dans les camps de prisonniers ethniques ou politiques organisés par des régimes totalitaires.
Une des premières manifestations du terme « art concentrationnaire », pour désigner une production plastique apparaît lors d’un colloque consacré à la création artistique dans les prisons, les camps de concentration transitoires en France, camps de concentration et d’extermination en Allemagne et en Pologne. Cette production artistique concerne la musique, la peinture, le dessin et la littérature. Un des chercheurs, Daniel Weyssow s’est surtout intéressé à la définition de l’art concentrationnaire. Selon lui, il y a bien eu une pratique artistique dans les camps de concentration nazis : les dessins retrouvés ainsi que les témoignages attestent de leur existence, mais leurs créations n’ont pas été entreprises dans une intention de « faire de l’art » . Elles ont été pensées dans la perspective de constituer un témoignage permettant de dénoncer leur condition de vie (ou de mort).
« Il n’y a pas d’ « art concentrationnaire » proprement dit mais un art varié ou plus exactement des expressions variées issues de l’univers concentrationnaire, soit directement du vécu concentrationnaire, soit, indirectement, de l’ « empreinte » qu’a laissé l’événement sur la conscience contemporaine » .

Pour ce qui est de la production artistique dans les camps de réfugiés espagnols en France, la situation n’est pas la même. Bien que les conditions d’internement dans ces camps étaient très dures – beaucoup d’entre eux y trouvèrent la mort en raison de maladies ou bien furent déportés - l’objectif de ces camps restait de les regrouper derrière des barbelés afin de pallier les problèmes provoqués par cet afflux massif. Leur élimination ou leur anéantissement n’a jamais été envisagé comme ce fut le cas dans un camp nazi.
La production artistique représentée sous la forme de journaux, d’expositions artistiques, d’ateliers de création, de lieux d’échange et de discussion était possible dans ces camps et même encouragée par le gouvernement français. Il existait par conséquent un lieu et un temps d’expression possible dans les camps bien que la forte présence de la censure et de l’autocensure réduise les libertés d’expression de chacun. Les artistes pouvaient alors créer pour créer, c'est-à-dire créer pour faire de l’art. Certains artistes comme Josep Franch-Clapers et Josep Bartoli se sont investis dans la création artistique avec l’objectif de dénoncer en apportant un témoignage de leur expérience concentrationnaire. Mais leur production peut également se lire comme une véritable activité artistique avec un intérêt pour l’histoire de l’art. Josep Franch-Clapers, au-delà de fournir un témoignage iconographique relevant davantage de l’activité historique, nous transmet à travers toute sa production une véritable recherche plastique avec un souci de l’esthétique, une expérimentation de différentes techniques comme la gouache, la peinture à l’huile, l’encre de chine, le crayon de papier. Il a réalisé de nombreux croquis d’une même situation, dans des techniques très différentes. Ses références artistiques sont à chercher chez les grands maîtres espagnols tels que el Greco ou Goya. Sa démarche artistique est structurée, cohérente et témoigne d’une véritable quête artistique. L’artiste caricaturiste Josep Bartoli a composé toute la série de dessins sur les camps de regroupement français dans le but de les exposer, de constituer un ouvrage qui sera publié au Mexique à sa sortie en 1944 : Campos de concentratión 1939-194… . Son ami Molins i Fàbrega a pris en charge la rédaction du texte. Toute cette activité artistique ne peut avoir lieu dans des conditions où la pensée est dirigée vers un seul but, celui de survivre, comme ce fut le cas dans les camps de concentration nazis.
A la lumière de la définition que Weyssow apporte de l’art concentrationnaire, les productions artistiques réalisées dans les camps de regroupement français pourraient se définir comme de l’art concentrationnaire. Il existe une création qui, au-delà de vouloir constituer un témoignage iconographique dans une activité historique, a fait de l’ « art pour l’art ».

Mais alors quel statut artistique peut on accorder à cette production ? Il y a autant de différences de sujets, de style entre les productions qu’il y a d’artistes dans les camps. La création dans les camps n’est pas homogène. Il faut garder en mémoire l’origine sociale, géographique, culturelle des artistes –l’Espagne est un pays pluriel aux nombreuses cultures et langues – ainsi que leur différence de formation artistique. Malgré toutes ces différences, deux styles principalement s’imposent dans la création, le réalisme et l’expressionnisme. Le premier style pourrait correspondre au réalisme. L’artiste éprouve le besoin de s’approcher de la réalité afin de fournir le témoignage le plus détaillé et le plus objectif. Dans ce cas, il se placerait davantage dans une recherche testimoniale mais l’on ne peut réduire la production figurative à ce seul but que serait l’activité historique. Le second style, l’expressionnisme, pourrait faire référence à un désir exutoire, cathartique où l’artiste pourrait matérialiser toutes ses interrogations, frustrations, peurs. Mais là encore, cette interprétation reste une des lectures possibles. Cependant, les artistes présentés dans ce travail ont cherché à rester au plus près de leur nature, c'est-à-dire qu’ils ont réalisé des dessins proches d’eux-mêmes, représentatifs de ce qu’ils sont. (cf : les autoportraits pp.91-99)

Peut-on parler d’un art de la souffrance exécuté dans les camps de réfugiés ? On cherche peut-être, à travers ces dessins, des signes qui seraient l’expression d’un art de la souffrance, de la douleur endurée durant ces années d’internement. Exceptée les dessins de Josep Bartoli dont le style satirique et caricatural va de paire avec une forme de contestation et de dénonciation, il est étrange de constater qu’il n’y a aucune représentation de violence. Il est étonnant de voir qu’aucun dessin ne représente la révolte, la rage contre l’ordre établi. La résignation et l’acceptation se lisent sur les visages des exilés représentés par Crespillo, Jaume Pla, Josep Franch-Clapers, Daura. Certains artistes vont même jusqu’à effacer tout élément qui permettrait de contextualiser les personnes représentées. Jaume Pla dessine des portraits mais hormis l’inscription qui signale le lieu, rien n’atteste véritablement que ces personnes aient été représentées dans un camp. Josep Franch-Clapers également réalise de nombreux dessins dans cette démarche, surtout ceux qui s’apparentent à une forme d’expressionnisme. A travers cette démarche, l’artiste place ses dessins dans une perspective universelle, et c’est pour cette raison que ces dessins nous interpellent encore de nos jours. Ces dessins restent contemporains car ils évoquent des troubles, des malaises inhérents à l’homme comme la quête de son identité. La question : « Qui je suis ? » est universelle et intemporelle. Tout homme est conduit un jour à se la poser.

2.2 L’utilisation de l’art pour parler de l’expérience concentrationnaire

La question serait : quelle nouvelle lecture l’art peut-il apporter au témoignage de l’expérience concentrationnaire ? Cette expérience est difficilement communicable, puisqu’elle se heurte à l’incompréhension plus ou moins grande de ceux qui ne l’ont pas vécue. Comment cela peut-il être possible ? Comment l’homme a-t-il pu toucher les frontières de l’inhumain en parquant des hommes, des femmes et des enfants durant des années, dans de telles conditions ? Il est difficile de trouver les bons mots qui permettraient de s’approcher de ce qui peut être qualifié d’indicible. Les mots qui existent dans notre vocabulaire n’ont pas assez de force, ne rendent pas compte de l’ampleur de cette vérité. Mais il faut quand même tenter de témoigner pour les autres, ceux qui n’y étaient pas, pour qu’ils soient au courant, pour éviter que cela ne se reproduise. Jorge Semprun se pose cette question quand il entreprend la rédaction de son ouvrage L’écriture ou la vie. Il dira à ce propos : « Raconter bien, ça veut dire de façon à être entendus. On n’y parviendra pas sans un peu d’artifice. Suffisamment d’artifice pour que ça devienne de l’art ». Le problème rencontré est celui de la communication d’un message que ceux de l’extérieur ne peuvent comprendre. L’art peut être utilisé comme une passerelle entre le monde de l’incommunicabilité de l’exilé et celui de l’incompréhension du receveur, car il fait appel à un relais, l’émotion. Devant une œuvre d’art, nous sommes interpellés, nous ne pouvons rester indifférents. L’artiste révèle à travers l’art ce qui a trait à l’indicible par le biais du sensible. Qui mieux que lui pourrait approcher le monde de l’inimaginable ? Charlotte Dolto, une ancienne déportée à Auschwitz et écrivain de pièces de théâtre, déclare dans un entretien publié dans Le Monde (20 juin 1975) que « Chacun témoigne avec ses armes. Je considère le langage de la poésie comme le plus efficace - car il remue le lecteur (et, bien sûr le spectateur) au plus secret de lui-même - et le plus dangereux pour les ennemis qu’il combat. » Et elle conclut en ces mots : « Je me sers de la littérature comme d’une arme, car la menace m’apparaît trop grande.»
L’art est pour elle la meilleure arme qui soit pour tenter de concevoir ce qu’a pu être le drame des camps. Il est efficace car il sollicite chez le spectateur, lecteur, regardeur sa sensibilité comme mode de compréhension. Mais une nuance est à apporter : lorsque l’on recourt à une forme d’art, qu’elle soit picturale ou écrite, on introduit dans son témoignage une part de fiction à travers la subjectivité de l’artiste et à travers le souci de l’esthétique. C’est l’introduction de la fiction qui représente un affront pour certains déportés qui considèrent que l’art s’éloigne de la réalité des faits. Mais que représente la fiction dans l’élaboration d’un témoignage iconographique ? Alain Parrau propose une définition de la fiction : L’opération de la fiction vise à identifier par l’imagination une expérience qui se soustrait à toute représentation commune . Utiliser l’imaginaire est une façon de transposer cette expérience concentrationnaire à un monde de représentations qui nous est proche. Nous interprétons ces données avec notre langage. Une œuvre d’art renferme toujours quelque chose d’incompréhensible, qui peut être interprété de mille manières selon chacun, selon notre monde de représentations. Mais ainsi, le message est passé, l’œuvre a réalisé cette communication

1 commentaire:

  1. Bonjour,
    Je trouve très intéressant le contenu de votre blog. Je travaille en tant que photographe sur la thématique des camps depuis pas mal d'années maintenant. J'aimerai avoir votre avis sur un travail en cour.
    Vous pouvez voir une partie de ces images sur mon site internet www.ncioleberge.com
    et vous y trouverez également mes coordonnées .
    Merci
    Nicole

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